Zut ! je veux qu’il me dise tout !…

« Quelle bombe, Alphonse ?

— Comprenez-moi mon cher Céline ! avec quelques compagnons « de choc », nous avons choisi notre endroit !… oh ! j’ai connu d’autres épreuves ! »

Il se recueille… trois très énormes profonds soupirs !… et il reprend…

« Un endroit, une vallée absolument inaccessible, très étroite, un Cirque, nous dirons, entre trois sommets… au fond du Tyrol !… et là ! là Céline !… nous nous isolons !… vous me comprenez ?… nous nous concentrons !… nous mettons au point notre bombe ! »

Hoffmann comprend pas bien…

« Avec quoi votre bombe ?

— Oh ! cher Hoffmann !… pas une bombe d’acier ! ni dynamite !… mille fois non !… une bombe de concentration ! de foi ! Hoffmann !

— Alors ?

— Un message !… une terrible bombe morale !… n’est-ce pas Abetz ?… la religion chrétienne a-t-elle triomphé autrement ? une terrible bombe morale !… n’est-ce pas, Céline ?… exact ?…

— Oh ! certainement ! certainement ! »

Nous étions tous bien de son avis…

Pour ça le piolet, le petit chapeau et son Commando « au Tyrol ».

Rien à dire !

Abetz pour lui, la victoire, par bombe ou sans bombe, c’était une affaire « ça va de soi » !… pourvu que son mouvement tienne ! son Charlemagne formidable ! l’axe Aix-la-Chapelle-Courbevoie ! sa marotte !

« Vous voyez, Chateaubriant, n’est-ce pas ?… vous voyez bien où je veux dire ?

— Oh ! très bien !

— Vous ne le voyez pas ailleurs ?

— Oh certainement non, cher Abetz ! parfait !

— Alors n’est-ce pas je peux compter sur vous ! pour une Ode ! vous serez l’Aède à l’Honneur ! l’Ode à l’Europe ! »

Je vois qu’on s’entendait admirablement… d’accord sur tout !… la célébration de la Victoire place de la Défense, toutes les délégations d’Europe autour de la formidable statue, dix fois plus grosse, large, haute, que la « Liberté » de New York ! quelque chose ! l’Aède à l’Honneur et sa barbe !

C’est à ce moment-là, je ne sais pourquoi, qu’ils se sont mis à ne plus s’entendre… Chateaubriant réfléchissait… Abetz aussi… Hoffmann aussi… je disais rien… Chateaubriant rompt le silence… il a une idée !…

« Vous ne trouvez pas, mon cher Abetz, que pour un tel événement ? l’Opéra de Berlin ? l’Opéra de Paris ? les deux orchestres ?

— Certainement ! certainement mon cher !

— La Chevauchée des Walkyries ! le seul air ! oh ! le seul air ! celui-là ! »

Nous étions aussi d’accord ! tout à fait ! la Chevauchée !

Mais voilà qu’il nous la siffle ! la Walkyrie !… et faux ! la Chevauchée !… il la chantonne… encore plus faux !… il mime la trompette avec son piolet ! de sa bouche au lustre ! comme s’il en soufflait !… tant qu’il peut !… Abetz se permet un mot…

« Chateaubriant ! Chateaubriant ! je vous prie ! permettez-moi !… la trompette seulement sur le do !… final ! final ! pas sur le sol ! ce sont les trombones sur le sol ! pas de trompettes… pas la trompette, Chateaubriant !

— Comment, pas la trompette ? »

Là, je vois un homme qui se déconcerte !… d’un seul coup ! le piolet lui tombe des mains… une seconde, sa figure change tout pour tout !… cette remarque !… il est comme hagard !… c’est de trop !… il était en plein enthousiasme… il regarde Abetz… il regarde la table… attrape une soucoupe… et vlang ! y envoie ! et encore une autre !… et une assiette !… et un plat !… c’est la fête foraine ! plein la tête ! il est remonté ! tout ça va éclater en face contre les étagères de vaisselle ! parpille en miettes et vlaf !… ptaf !… partout ! et encore ! c’est du jeu de massacre !… le coup de sang d’Alphonse ! que ce petit peigne-cul d’Abetz se permet que sa Walkyrie est pas juste ! l’arrogance de ce paltoquet ! ah célébration de la Victoire ! salut !… ptaf ! vlang ! balistique et têtes de pipes !… il leur en fout !… fureur, il se connaît plus ! si ils planquent leurs têtes l’Abetz et Hoffmann ! l’autre bord ! sous la table ! sous la nappe ! pvlaf ! beng ! la vaisselle leur éclate partout ! le service en prend !… je le reconnais plus du coup de sang ! il est hérissé, positif ! les cheveux la barbouse hérissés de colère ! qu’ils y ont trouvé sa trompette fausse !… sûrement y avait quelque chose entre eux déjà, sûrement !… j’avais entendu parler qu’ils s’en voulaient pour le loyer de leur Chalet en Forêt Noire… qu’Abetz voulait plus payer… sa femme plutôt, Suzanne… trompette, Walkyries, Charlemagne étaient pas la vraie raison de cet extravagant accès… c’était autre chose, plus sérieux, enfin d’une façon… toujours je voyais là l’Alphonse, lui toujours si poli, mondain, tourné lui-même Walkyrie !… tout y avait passé ! toute la pièce ! tous les bibelots !… un coup de raptus émotif ! la folie ! si Myrta sa chienne avait pas pris d’un coup si peur et aboyé soudain si fort ! tout ce qu’elle pouvait ! Myrta l’épagneule d’Alphonse… ouah ! ouah ! et qu’elle se sauve ! Alphonse la rappelle !… elle est déjà loin !… il se précipite… il dégringole l’escalier… Myrta ! Myrta ! Abetz, Hoffmann crient après lui ! « Chateaubriant ! Chateaubriant ! »… je profite vous pensez pour me sauver ! si je déboule aussi ! je prends pas l’ascenseur !… il fait tout noir devant le Château… c’est l’alerte !… toujours c’est l’alerte ! et comment !… je trouve Alphonse là sur le trottoir, sa Myrta a pas été loin ! si elle est heureuse d’être sortie ! elle fait la fête à son bon maître… je le vois pas le bon maître, il fait trop noir, noir total… mais il me parle, et sa voix reste tout étranglée !… de l’émotion encore, la colère !… le bombardement par assiettes !… qu’est-ce qu’il a cassé comme plats !… lui toujours plutôt précieux, cérémonieux, plein de bonnes façons, je l’ai vu d’un seul coup ! barbare total !

« Eh bien, Chateaubriant ! eh bien ?

— Oh ! cher Céline !… mon cher Céline ! »

Il est redevenu chaleureux.

Il me saisit les mains, il me les serre… il a besoin d’affection.

« Aucune importance, voyons ! aucune importance !

— Vous croyez Céline ? Vraiment vous pensez ?

— Allons ! allons ! une plaisanterie !

— Vous croyez Céline ?

— Mais je suis certain ! n’y pensez plus !

— Tout de même combien vous croyez d’assiettes ? »

Il a pas que cassé des assiettes ! toute la vaisselle et les soupières ! il y a pas été de main morte ! il s’est pas vu en action : le véritable maelström ! brong ! vrang ! contre les autres étagères en face, les autres porcelaines ! le pire c’est que c’étaient des merveilles, « service complet », Dresde d’époque !… ils avaient eu ça de chez Gabold, le troisième étage tout en Dresde… marqueteries et fines porcelaines… tout du pur Saxe…

« Vous savez Céline, j’irai coucher au Bären, je ne remonterai pas au Château !… ils m’y ont réservé une chambre ! mais qu’ils la gardent ! je coucherai au Bären !… nous devons en partir à l’aube !… tous mes hommes sont au Bären, tout mon « commando »…

— Oh ! certainement Chateaubriant ! »

Ses hommes, c’étaient les moralistes, ceux qui devaient fabriquer la bombe… enfin, je croyais…

« Mais Céline, vous voulez bien ? vous voulez être assez aimable ?… je ne trouverai jamais tout seul… le Bären !… vous voulez bien m’accompagner ?… »

Bien sûr que je voulais bien !… je me retrouvais à l’aveuglette n’importe où dans Siegmaringen… jeme perdais jamais… n’importe quelle ruelle !

« Par ici mon cher ! par ici ! »

Oh ! mais encore son rucksack ! son sac à dos matériel !… barda ! le poids !… qu’est-ce qu’il emportait !… il fallait qu’il le passe par-dessus sa grande cape ! ou dessous ! on a essayé… il pouvait pas… trop lourd, trop gros !… on a décidé qu’on le porterait chacun par un bout, par une bretelle, mais en allant tout doucement, je pouvais pas marcher vite… lui non plus ! lui son piolet, en réalité lui faisait canne… comme ça ça irait… je vous ai dit qu’il boitait assez… dans la Collaboration y en avait trois qui boitaient pareil… d’une certaine « boiterie distinguée »… Lesdain, Bernard Faye, et lui-même… aucun par blessures de guerre, réformés n°2… ils avaient même leur sobriquet : les frères Boquillone !… vous dire les méchants esprits ! nous deux toujours chacun une sangle, nous voilà en route… ça va tout doucement… on se repose, on s’y remet tous les dix… vingt pas… qu’est-ce qu’il trimbale !… on en rit ! même lui !… on vacille… quel matériel ! il va monter ça au Tyrol ? hop ! halt ! quelqu’un devant nous !… je le vois pas ce quelqu’un… ce quelqu’un nous envoie une de ces lumières dans l’œil !… un coup de torche ! lui, il nous voit !… sûr c’est un boche !… c’est un gendarme boche !… « où allez-vous ? » on devrait pas être dehors… il doit me connaître… je réponds « au Bären ! au Bären ! il est malade !… « krank » !

« Nur gut ! Nur gut ! gehe ! »

Ça allait !… mais voilà Alphonse qui proteste, on lui demandait rien ! il se dresse face au flic, sa grosse barbouse dans la torche !… « Kraft ist nicht alles » ! qu’il lui crie comme ça fort dans le nez ! « la force n’est pas tout » je vois qu’il va se faire embarquer ! non !… le flic se fâche pas… il veut seulement qu’on avance… il voit à qui il a affaire… même il empoigne nos deux sangles, le fameux rucksack, une plume pour lui !… il part avec !… il nous accompagne ! bon, Chateaubriant, moi, on le suit !… on arrive vite au Bären… on entend le Danube… le Danube qui brise contre les arches !…, ah, le furieux bruyant petit fleuve !… ça y est ! on y est !… c’est là !… le gendarme cogne… trois coups !… encore trois coups !… quelqu’un ouvre… ça y est !… « gute Nacht » ! je laisse Chateaubriant dans l’entrée… avec sa chienne… le gendarme pose le sac… « Au revoir cher Céline ! » Je l’ai jamais revu le très cher Alphonse !… j’ai ramené le schuppo au Löwen… qu’il me fasse aussi ouvrir ma porte… carne de Frucht aurait bien pu faire exprès de me laisser dehors !… toujours la police avec soi !… ce que vous apprenez dans les dédales de la vie…

 

 

Je devais aller chez Laval et je vous ai emmené chez Abetz… à ce dîner… pardonnez-moi !… Encore une petite digression… je suis plein de digressions… effet de l’âge ?… ou le trop-plein de souvenirs ?… j’hésite… je saurai plus tard… les autres sauront !… soi-même, très difficile de se rendre compte ! enfin, je vous reprends où nous étions… nous sortions de la salle de musique… je devais aller chez Laval… trois jours que je devais y aller !… depuis l’échauffourée de la gare !… où vraiment c’était grâce à lui que ça s’était pas fini par un massacre général !… où on avait eu qu’un seul mort !… il fallait que je le félicite, et pas qu’un peu !… énormément !… faut pas y aller à la cuiller avec les hommes politiques… massif ! jamais trop gros, lourd… comme aux gonzesses !… les hommes politiques demeurent jeunes filles toute leur vie… plaire !… plaire !… suffrages ! vous dites pas à une demoiselle : « Que vous êtes donc gentille ! » non ! vous lui parlez comme Mariano : « Dieu que vous êtes uniqu’au monde » ! le moins qu’elle tolère !… votre homme politique est pareil !… en plus que j’avais un but : qu’il fasse pas la moue sur les Delaunys !… y avait pas que Brinon au Château ! j’avais préparé mon petit boniment… j’allais me mettre en route, enfin !… de la salle de musique chez Laval, un étage !… un seul étage… je vous ai expliqué… je vous ai raconté comme c’était… son décor, son bureau, son appartement, son étage… tout Ier Empire… et Ier Empire impeccable !… vous trouverez pas mieux à La Malmaison !… je dirais même : pas aussi bien !… on connaît les travers terribles du « Ier Empire », de ce style féroce aux « derrières »… absolument pas à s’asseoir !… fauteuils, chaises, divans !… résolument « noyaux de pèches » ! sièges pour colonels, maréchaux !… juste le « temps d’écouter, rebondir !… voler de victoires en victoires ! pas du tout « délices de Capoue » ! mais moi j’étais si fatigué, tellement d’insomnies en retard, que je m’assoyais tout de même très bien sur les noyaux de pêches… je me reposais pas mal du tout !… bien sûr j’y allais de mon compliment, d’abord !… comme il avait été splendide Laval d’Auvergne et du Maghreb et d’Alfortville ! incomparable !… l’atténuateur-conciliateur que London, New York, Moscou nous enviaient !… ayant dévidé mon rôlet j’avais plus qu’à dodeliner, hocher gentiment… plus rien dire !… il faisait très bon chez Laval… oh ! il débagoulait tout seul !… il me demandait rien… qu’être son auditeur, c’est tout !… lui qui parlait !… et qu’il s’en donnait !… il plaidait !… d’abord de ceci… de cela… et puis sa cause !… sa fameuse Cause !… vous aviez plus qu’à hocher, il « incarnait » trop la France pour avoir le temps de vous entendre… compliments, pas compliments ! je venais pourtant bien de lui dire que c’étaitgrâce à lui si le massacre avait tourné court !… que sans lui c’était l’hécatombe !… sincèrement exact d’ailleurs !… s’il s’en foutait ! c’était que je l’écoute qu’il voulait ! c’est tout !… il me tolérait comme auditeur !… pas commentateur !… je rengaine donc mes compliments… je m’assois, ma sacoche sur les genoux, mes instruments, Bébert aussi sur mes genoux, dans sa gibecière… je connaissais sa plaidoirie… dix… vingt fois il me l’avait servie !… « que dans les conditions du monde, la faiblesse européenne, un seul moyen de tout arranger : sa politique franco-allemande !… la sienne !… que sans sa « collaboration » c’était plus la peine d’insister ! y aurait plus d’Histoire ! plus d’Europe ! que lui, il aimait pas l’Allemagne, mais que… mais que… qu’il aimait pas Hitler non plus… mais que… mais que…, qu’il connaissait la Russie… etc… etc. » Je pouvais y aller, dodeliner… il en avait pour bien une heure… au moins !… je connaissais toutes les variantes, feintes objections, appels pathétiques… « qu’il se sentait déjà enterré !… son caveau de famille !… « Châteldon ! »… oh ! mais que d’abord !… d’abord !… il les clouerait tous ! tous !… qu’on l’aurait pas comme ça du tout !… qu’il les écraserait d’abord !… d’abord !… tous !… tous ces jaloux ! envieux ! déserteurs ! opposants dénigrants grotesques ! oui ! que lui Laval, pas à confondre ! que lui, avait la France dans le sang !… qu’il faudrait bien qu’ils l’avouent, gnomes imbéciles !… et que pour l’Amérique !… pardon !… qu’il l’avait aussi dans sa poche ! l’Amérique !… certain de l’Amérique !… comme il voulait !… l’immense Amérique ! par son gendre abord !… et par sa fille, Américaine… et par le sénateur Taft, le Grand Électeur de Roosevelt !…

« Ah ! la Haute Cour !… Docteur ! tenez ! »

Il la faisait ramper la Haute Cour ! parfaitement !… je tâchais l’interrompre un petit peu… qu’il souffle… ça servait à rien !… la façon qu’il était lancé je pouvais pas parler des Delaunys…

Ça serait mieux que je le laisse parler… que je me défile… et que j’avais encore à faire ! passer chez le Landrat, pour les rognures à Bébert… puis à la Milice, des malades… et puis encore à l’hôpital… et puis chez Letrou… et puis le Fidelis !… je tâchai même de l’interrompre… de lui parler un peu de ma médecine, de mes petits ennuis… qu’il me donne peut-être un petit conseil ?… il en savait bien plus que moi !… bien sûr !… il en savait bien plus que tout le monde… en tout !… et sur tout !… bicot, avec sa mèche d’ébène, il lui manquait que le fez crasseux… il était le vrai bicot de « IIIe » qui parle à tous les voyageurs, qui sait mieux que tous ceux qui sont là ce qu’ils devraient faire, ce qu’ils font pas, ce qu’il faudrait… qui sait mieux que le cultivateur planter ses colzas, ses trèfles, mieux que le clerc d’Étude les petites retorseries d’héritages, mieux que le photographe les portraits de « Ire communion », mieux que la buraliste les façons de tricher sur les timbres, mieux que le coiffeur « les permanentes », mieux que les agents électoraux les façons de décoller l’affiche, mieux que le gendarme passer les menottes, bien mieux que la rombière, torcher le môme…

Vous vous reposiez l’écoutant, à condition quevous tiquiez pas ! il vous épiait !… vous aviez pasl’air convaincu ?… il fonçait !… il vous rassoyait pour le compte !

Ah ! ils ont pas voulu l’entendre, Mornet Cie ?… ils ont préféré le fusiller !… ils ont eu tort !… il avait à dire… je sais… je l’ai entendu dix fois, vingt fois…

« Vous pouvez me croire !… j’ai eu le choix !… ils m’ont tout offert, Docteur, oui !… tout !… de Gaulle est allé les chercher !… moi, je les faisais attendre !… les Russes aussi ! »

Je pouvais pas toujours dodeliner…

« Quelles offres, monsieur le Président ? »

Que j’aie l’air un peu de faire attention.

« Mais tout ce que je voulais ! toute la Presse !

— Ah ! ah ! ah ! »

C’est tout, pas plus !… je connais mon rôle d’écouteur… il est assez content de moi… j’écoute pas mal… et puis surtout, je suis pas fumeur !… fumant pas, il aura jamais à m’offrir… il peut me montrer tous ses paquets, deux gros tiroirs pleins de « Lucky Strike »… vous le tapiez d’une cigarette, il vous revoyait plus !… jamais !… ou seulement du feu !… une allumette !

« Les Anglais vous ont tout offert, monsieur le Président ?

— Ils m’ont supplié !… absolument tout, Docteur !

— Ah !… ah ! »

Il m’ébaubit…

« Et je peux même vous donner un nom !… un nom qui vous dira rien !… un nom de l’Ambassade… Mendle ! il m’achetait vingt-cinq journaux ! autant en province !

— Certainement, monsieur le Président ! je vous crois !… je vous crois !…

— Je vais m’amuser, Docteur !… vous m’entendez ? très bien ! très bien ! abattez-moi, je leur dirai ! frappez ! frappez fort !… ne me ratez pas comme à Versailles !… ne tremblez pas ! allez-y !… vous êtes prévenus !… je vous ai prévenus !… vous assassinez la France !

— Bravo, monsieur le Président ! »

C’était le moins que je me montre un petit peu chaud…

« Ah ! vous êtes d’accord ?

— Tout à fait, monsieur le Président ! »

Il m’attendait au détour… il m’envoie sa botte ! « Vous êtes d’accord avec un juif ? »

Ça y est !… le mot ! le mot juif !… c’était fatal qu’il m’en parle ! la vache, il attendait le moment !

Il prend l’offensive…

« Vous m’avez bien traité de juif, n’est-ce pas, Docteur ? oui, je le sais !… pas que vous ! Je suis partout aussi !

— Eux, pas tout à fait, monsieur le Président !… pas tout à fait ! moi, tout à fait, monsieur le Président !

— Ah ! vous me faites plaisir ! vous me le dites en face ! »

Il s’esclaffe… il est pas méchant… mais il m’a pas pris en traître, je savais ce qui devait m’arriver… fatal !…

« Mais vous l’avez écrit vous-même !…

— Oh ! c’était pour mes électeurs !… pour Aubervilliers !…

— Je le sais ! je le sais, monsieur le Président ! »

Encore quelque chose qui le chiffonne…

« Mais vous là, Docteur, pourquoi êtes-vous là ?… pourquoi à Siegmaringen ?… on me dit que vous vous plaignez beaucoup… »

Il se foutait du monde !

« Je suis là, monsieur le Président, absolument par votre faute ! vous qu’avez formellement refusé de me caser ailleurs ! vous le pouviez ! parfaitement ! »

Je prends la moutarde ! merde ! ces airs « de pas savoir » ! je sais ce que je dis !… il serait bien content, bicot torve, que je paye pour la bande ! que j’écope pour la compagnie ! fripouilles, connivents, triples-jeux ! l’addition, ma cerise ! et puisqu’on se dit des vérités… puisqu’il fait joujou au procès… mon tour, la vane !… je somnole plus !…

« Vous avez casé Morand ! vous avez casé Maurois !… vous avez casé Fontenoy !… vous avez casé Fontenoy !… vous avez casé votre fille !

— Bien ! bien ! bien Céline ! »

Il m’arrête… j’en avais encore une douzaine !… une centaine !

« Vous avez casé Brisson !… Robert ! vous avez casé Morand ! j’étais là !… chez lui ! »

J’insiste… les points sur les i !… j’ai l’heureuse mémoire d’éléphant… on croit toujours me baiser, mon air abruti…

Il tient avoir le dernier mot…

« Vous savez ce qu’on dit de vous alors ?

— Moi ?… je suis pas intéressant !… mais la grande nouvelle ? voulez-vous savoir monsieur le Président ? la nouvelle bien intéressante ?…

— Où l’avez-vous prise ?

— Dans la rue !… une chouette ! et qui peut bien vous arranger…

Allez-y ! allez-y ! vite !

— Eh bien !… que les Russes vont se battre avec les Américains ! voilà, monsieur le Président !…

C’est ce qu’ils ont trouvé à Siegmaringen ?

— Parfaitement ! »

Il réfléchit…

« Les Russes contre les Américains ? absolument stupide, inepte, Docteur : vous avez réfléchi un peu ?

— Non !… mais on le dit !

— Mais ce serait le désordre, Docteur !… le désordre ! vous savez ce que c’est que le désordre ?

— Un petit peu, monsieur le Président…

— Vous n’avez pas fait de politique ?

— Oh ! si peu !… et vraiment, si mal !

— Alors vous ne pouvez rien comprendre ! vous ne savez pas ce qu’est le désordre ! Docteur !

— Une petite idée…

— Non !… vous ne savez pas ! apprenez ! le désordre, Docteur, c’est un Jules César par village !… et vingt Brutus par canton !

— Je vous crois, monsieur le Président ! »

Il l’aura pas son dernier mot !

« Mais moi, qui suis pas César, vous auriez pu très bien me caser !… comme Morand, Jardin et tant d’autres !… je ne vous demandais pas grand-chose… je vous demandais pas une Ambassade !… vous n’avez rien fait !… je n’étais pas Brutus non plus !… vous m’auriez donné aux fifis si je n’étais pas venu en Allemagne ! »

Je démords pas !… sûr de mon fait ! honnêtement, totalement raison !… je suis l’homme qu’ai le plus raison d’Europe ! et bien le plus gratuit ! que cinquante Nobel me sont dus !…

« Non, je serais pas ici, monsieur le Président ! »

J’y tiens !

Il attrape son appareil.

« J’appelle Bichelonne, qu’il vous entende !… je veux un témoin ! tout le monde se demande ce que vous pensez ! tout le monde saura !… pas que moi !… que je vous ai attiré, ici ! dans un piège, en somme ! un guet-apens ?…

— Pas autre chose, monsieur le Président ! »

Il a Bichelonne au téléphone…

« Vous savez ce que me dit Céline ?… que je suis un escroc, un capable-de-tout, un traître, et un juif !

— Pas tout à fait ça ! vous exagérez, monsieur le Président !

— Si ! si ! Céline !… vous le pensez ! c’est votre droit !… bon ! »

Il continue au téléphone… il parle… plus de moi… de choses et d’autres… je le regarde pendant qu’il parle… je le vois de biais, de profil… oh ! j’ai de plus en plus raison !… pour le comparer à quelqu’un… je le revois… quelqu’un d’actuel… entre Nasser et Mendès… profil, sourire, teint, cheveu asiate… en tout cas certain ! sous la rigolade, il peut pas me piffrer… il est exactement dans le ton de la France actuelle, dure pure sûre, et pro-« larbi-nès »… on eut très tort de le flinguer, il valait, je dis, dix Mendès !

« Venez !… venez ! »

Il demande… l’autre a pas envie… il se fait prier…

« Il va venir ! »

En fait, le voici… oh ! lui pas le type afro-asiate !… Pas du tout !… le type « grosse bouille blonde », Bichelonne !… énorme tronche, même ! le spermatozoïde monstre… tout en tête !… Bonnard est pareil… type spermatozoïde monstre… têtards monstres… un milli plus, ils coupaient pas !… le bocal !… c’est bien lui Bichelonne, c’est bien lui !… mais quelque chose, je le reconnaissais pas, tellement il était défait, pâle… l’état qu’il était !… tremblant… pour ça qu’il voulait pas venir !… Laval le laisse pas se remettre… il l’attaque !… qu’il écoute tout ! il est trop ému, il écoute rien…

« Pourquoi tremblez-vous, Bichelonne ? » Y a de quoi ! y a de quoi !… il raconte… il en bé… gaye ! on lui a cassé un carreau !… un carreau de sa chambre ! Laval on lui en a déjà cassé dix ! des carreaux de sa chambre !… il raconte… il se moque de Bichelonne… pas de quoi trembler !… mais Bichelonne plaisante pas du tout !… il veut savoir qui ?… comment ?… pourquoi ?… un caillou ?… une balle ?… un avion, un souffle d’une hélice ?… un remous ? il est en transe de pas savoir, Bichelonne… qui ?… comment ?… pourquoi ?… c’est pas qu’il soit trouilleux du tout Bichelonne, mais là tout soudain la panique, de pas comprendre le pourquoi ? comment ?… il sait plus… les avions passent si près de sa fenêtre !… frôlent !… mais peut-être une balle de la rue ?… ou un caillou ?… peut-être ?… il a pas trouvé !… il a cherché toute la nuit… minutieusement !… le plafond, les murs… rien !… pensez s’il s’en fout ce que le Président veut qu’il sache ! que je l’ai traité de ceci ! de cela ! il l’écoute pas ! son carreau, lui !… que son carreau !… comment ?… qui ?… Laval parle pour rien… Bichelonne arpente de long en large l’immense bureau Ier Empire !… les mains jointes derrière son dos… réfléchissant !… réfléchissant !… oh ! il sort pas de son problème !… Laval pourtant lui recommence tout : que je l’accuse de ceci… cela !… et il en ajoute !… que je le trouve ignoble d’avoir sauvé Morand, Maurois, Jardin, Guérard ! et cent autres ! mille autres ! qu’il m’a exprès, moi, sacrifié !… rancune raciale personnelle ! que les nègres de l’armée Leclerc me trouvent là ! me hachent !… tout prémédité !

C’est pas moi qui vais l’interrompre ! il est en pleine fougue !

« Bravo, monsieur le Président ! »

Il requiert… j’applaudis ! il requiert contre lui-même !… devant encore une autre Haute Cour !… la Haute Cour imaginaire !… comme l’autre, le Musée !…

« Bravo, monsieur le Président ! »

Je suis tourné en Suprême-Haute-Cour !… Bichelonne s’occupe pas, écoute pas, il arpente, marmonne… d’un coup il questionne Laval !

« Qu’est-ce que vous croyez ? »

Il se fout pas mal de ce que j’ai dit… pas dit… son problème lui ! son carreau ! c’est tout ! et il arrête pas d’arpenter… et en boitant… pas la « boiterie distinguée », lui… une véritable claudication !… une fracture mal consolidée… même il veut s’en faire guérir, opérer, avant notre grand retour en France !… et en Allemagne même, opérer !… et par Gebhardt !… Gebhardt je le connais un petit peu… celui-là, encore un phénomène ! j’avais dit d’abord : un farceur !… pas du tout !… il cumulait… six mois général au front russe, commandant d’un groupe de « panzers » et six mois chirurgien-chef de l’énorme hôpital S.S. Hohenlynchen, Prusse-Orientale… charlatan, vous diriez aussi, un clown !… je me trompais… j’ai envoyé le voir opérer un mien ami très anti-boche… ce Gebhardt chirurgien S.S. était bel et bien très habile !… qu’il était dingue ?… certainement ! à Hohenlynchen son super-hostau, six mille opérés, une ville, quatre Bichat !… il organisait des matches de football entre unijambistes… mutilés de guerre unijambistes… il était braque à la manière des super-hommes de la Renaissance… il excellait en trois, quatre trucs… la guerre des tanks, la chirurgie… ah ! et aussi ! la chansonnette !… je l’ai entendu au piano… très amusant !… il improvisait… là je peux juger… les boches ont failli avoir pendant cette période hitlérique une certaine race d’hommes « Renaissants »… ce Gebhardt en était un !… Bichelonne aussi… l’autre côté… lui c’était l’X !… ils avaient pas eu, vu, connu, pareil génie depuis Arago… j’ai apprécié, pour la mémoire !… vraiment, le monstre !… pendant qu’il était à Vichy il avait eu le blot des trains… qu’ils arrivent quand même !… envers contre tout ! entreprise d’Hercule !… tous les réseaux, aiguillages, horaires, déviations, dans la tête !… à la minute ! à la seconde !… avec ce qui sautait chaque nuit, aqueducs, ballast, gares, vous pensez la plaisanterie ! et que je te reboume !… rafistole ici !… détourne là ! redémarre !… et que ça ressautait immédiatement ! encore ailleurs ! les fifis le laissaient pas dormir ! l’Europe s’en relèvera jamais de cette folle maladie « transe et zut ! » tout en l’air !… le pli est pris ! il faudra la bombe atomique qu’elle redevienne normale et vivable… là, le Bichelonne, le coup de son carreau… caillou ? coup de fusil ? hélice ? il en pouvait plus… il tenait plus ! déjà ses nerfs à bout, de Vichy… le carreau là, maintenant, c’était trop ! ils l’avaient mouché d’où ?… de la rue ?… dans l’air ?… le carreau ?… jecomprenais Bichelonne à bout de nerfs…

Pas que les nerfs qu’ils lui avaient fait sauter ! sa jambe aussi !… ils l’avaient eu en auto !… une petite bombe ! vlof ! voguez, Ministre !… il allait voir l’« Information »… trois fractures mal consolidées, il faudrait qu’on lui recasse sa jambe qu’elle redevienne droite… et il voulait faire ça tout de suite, en Allemagne même ! pas rentrer comme ça à Paris ! il connaissait un peu Gebhardt, il voulait monter là-haut, à Hohenlynchen… Gebhardt lui avait offert… moi j’étais pas chaud… je croyais pas beaucoup en Gebhardt… lui, il en pinçait… bon !… il avait confiance… bon ! mais quelle perplexité, ma doué !… il arrêtait pas de marmonner au lieu d’écouter Laval… il l’arpentait le très grand bureau Ier Empire… il marmonnait du pour !… du contre !… si c’était une balle ?… un bout d’hélice !… il sortait pas de sa réflexion… il était assez marrant avec son énorme crâne… mais Laval le trouvait pas si amusant !… même il commençait l’avoir sec !… il l’avait fait venir, pas pour qu’il se promène long en large, pas pour qu’il marmonne son carreau, mais pour qu’il l’écoute !

« Vous le voyez ?… vous le voyez, Docteur !… il écoute rien !… son carreau !… tout pour son carreau ! »

Laval me prend à témoin…

Oh ! mais que ça peut pas durer ! Laval connaissait le moyen… le seul moyen de le faire sortir de réflexions : lui poser une colle ! n’importe quelle colle !… que son ciboulot change de marotte !

« Dites-moi, Bichelonne ! vous seriez tout à fait aimable… je l’ai su ! je l’ai oublié !… il me le faut pour un petit travail… la capitale du Honduras ? »

Bichelonne s’arrête pile, cette fois, il écoute… il marmonne plus… il va répondre…

« Tegucigalpa, monsieur le Président !

— Non ! non ! pardonnez-moi Bichelonne ! le Honduras britannique ?

— Belize, monsieur le Président !

— Surface, Bichelonne ?

— 21 000 kilomètres carrés…

— Que fabriquent-ils ?

— Acajou… résine…

— Bien ! merci, Bichelonne ! »

Bichelonne retourne à son carreau… il repart, boitillant… mais moins préoccupé quand même… ce Belize lui a fait du bien…

« Dites-moi, Bichelonne ! puisque vous êtes là !… vous serez bien aimable encore !… j’ai su tout ça !… je le sais plus !… j’ai oublié !… tungstène ?… Bichelonne ? Rochat nous en parle tout le temps ! il a emporté du tungstène !

— Poids atomique : 183,9… densité : 19,3… »

Ceci dit, Bichelonne s’assoit… il est fatigué d’aller venir… il se masse la jambe… tout de suite Laval va profiter… il va au miroir, il rajuste sa mèche… il refait sa cravate… il va nous redonner de la Haute Cour !… ah ! pardon !… pardon !… moi aussi j’ai un peu à dire ! toujours, toujours entendre les autres ! je suis pris là, net, d’un coup d’orgueil !… une bouffée conne ! je te vais leur tous leur clouer le bec ! j’ai bien regretté ! je regrette encore ! c’est rare que je me laisse aller… mais je les avais trop entendus !…

« Tenez là, regardez ! »

Je leur pose mon cyanure sur la table… le bureau de Laval… mon flacon… de ma poche !… puisqu’ils parlent de métaux rares !… je l’ai toujours sur moi mon cyanure !… depuis Sartrouville… là, ils peuvent le voir !… et l’étiquette rouge !… ils regardent tous les deux…

Partout on me demande du cyanure… je réponds toujours que j’en ai pas… oh ! ils sont pas longs tous les deux !… déjà à qui l’aura !… je m’en moque !… des flacons, j’en ai encore trois !… scellés pareil ! cyanure aussi !… l’ennuyeux, c’est qu’ils vont baver !… sûr !… et je l’avais dit à personne !…

« Vous me le donnez ? vous me le donnez ? »

Ils demandent tous les deux… oh ! ils rigolent plus !

« Partagez-vous-le ! »

Qu’ils s’arrangent !… je repense…

« Non !… vous disputez pas !… je vous en donnerai chacun un ! une fois ouvert ! vous le savez ? humidifié ! fini !

— Mais quand ?… mais quand ?… »

Ah ! ils me prennent un peu au sérieux ! tout de même ! je sors un autre flacon d’une autre poche !… encore un autre de ma doublure ! je leur dis pas tout, j’ai des sachets plein mes ourlets… je veux pas être pris sans !… ça va !… je vois, ils me considèrent… ils parlent plus… mais ils sont contents… ils reparleront… vacheries !

« Qu’est-ce que je peux faire pour vous, Docteur ?

— Monsieur le Président, si vous voulez bien m’écouter… d’abord, pas ouvrir le flacon !… ensuite rien dire à personne !…

— Oui !… c’est entendu ! mais vous-même ?… tout de même, vous avez bien un petit désir ? »

Voilà une autre idée qui me monte ! pourtant je peux dire j’ai tout refusé ! tout !… mais où on est… plus rien a plus d’importance !…

« Vous pourriez peut-être, monsieur le Président, me faire nommer Gouverneur des Îles Saint-Pierre et Miquelon ? »

J’ai pas à me gêner !

« Promis !… accordé ! entendu ! vous noterez n’est-ce pas, Bichelonne ?

— Certainement, monsieur le Président ! »

Laval tout de même… Laval a une petite question…

« Mais qui vous a donné l’idée, Docteur ?

— Comme ça, monsieur le Président ! les beautés de Saint-Pierre et Miquelon !… »

Je lui raconte… je parle pas par « on-dit »… j’y ai été !… on mettait alors vingt-cinq jours Bordeaux-Saint-Pierre… sur le très fragile Celtique… on péchait encore à Saint-Pierre… je connais bien Langlade et Miquelon… je connais bien la route… l’unique route de bout en bout de l’île… la route et la borne du « Souvenir », la route creusée en plein roc par les marins de l’Iphigénie… j’invente rien… du vrai souvenir, de la vraie route !… pas que les marins de l’Iphigénie !… les forçats aussi… ils ont eu un bagne à Saint-Pierre… qui a laissé aussi une borne !…

« Vous verriez ça, monsieur le Président ! en plein océan Atlantique ! »

Le principal : j’étais nommé Gouverneur… je le suis encore !…

 

 

Ça n’a pas été mieux pour ça… qu’il me nomme gouverneur, archevêque ou cantonnier… plutôt mal en pire !… la réalité c’était les épouvantés de Strasbourg, les archi-réservistes Landsturm, les fuyards de l’armée Vlasoff, les refoulés bombifiés de Berlin, les horrifiés de Lithuanie, les défenestrés de Kœnigsberg, les « travailleurs libres » de partout, arrivages sur arrivages, les dames tartares en robe du soir, artistes de Dresde… tout ça venait camper dans les trous, fossés du Château… aussi sur les berges du Danube… plus tous les épouvantés de France, Toulouse, Carcassonne, Bois-Colombes, pourchassés par les maquis… plus les familles des Miliciens, et les frais recrutés N.S.K.K. qui devaient partir au Danemark chercher du beurre… plus les séduits par Corpechot qu’attendaient d’être « embarqués » sur la flottille du Danube… plus les drôles de Suisses, soi-disant « partisans » allemands… tout ça par tribus, avec enfants tous les âges, énormes bardas, batteries de vaisselle, morceaux de fourneaux, et rien à bouffer… sorte de « port des épaves d’Europe » Siegmaringen… je veux dire tout le bourg, les douves, les rues, et la gare… toutes les barioleries, camouflages, loques, provenances, baringoins… plein les trottoirs, quais, et les boutiques… une boutique qu’était pittoresque, celle à Sabiani P.P.F… le P.P.F., le soi-disant plus fort parti des « partis d’avenir »… je vous ai déjà dit : Doriot en personne est jamais venu à Siegmaringen… Hérold, non plus ! son aboyeur !… ni Sicard… c’est Sabiani qui tenait lieu place en cette boutique du Parti… cette boutique avait deux vitrines… et dans chaque vitrine des malades vraiment au plus mal… de faim, de vieillesse et de tuberculose, et de froid… et de cancers aussi… et tout ça, tout en se grattant ferme !… bien sûr !… une vitrine c’était des « pliants », l’autre des « fauteuils transatlantiques »… j’ai vu pendant bien deux mois mourir un grand-père P.P.F. avec son petit-fils sur les genoux… comme ça sans remuer, dans un fauteuil transatlantique, crachant ses poumons… dans la boutique même c’était aussi plein de crevards… les bancs… plein les bancs… le long des murs… ou à même le sol, allongés, ou en tas… Sabiani lui-même se tenait dans l’arrière-boutique… il prenait les « adhésions », délivrait les cartes, signait, tamponnait… il avait les « pleins pouvoirs »… il s’en est fallu d’un poil que la France tourne P. P. F… Hitler moins con ! il avait du monde Sabiani… tout le monde « adhérait », tout ce qui regardait aux vitrines… c’était une façon de rester là, d’entrer et de s’asseoir… sûrement le P.P.F. était le parti qui recrutait le plus, l’effet des vitrines et des bancs… s’il avait donné à manger, en plus, la moindre ganetouse, il aurait recruté tout le patelin, y compris les boches… civils comme grivetons !… un moment des choses et des événements il reste plus qu’un truc : s’asseoir où on mange… ah, puis aussi, les timbres-poste ! je vous oubliais ! chercher des timbres, collectionner !… tous les bureaux de poste que j’ai vus à travers l’Allemagne, pas seulement Siegmaringen, les plus grandes villes, des plus petits hameaux, étaient toujours bourrés de clients, et aux guichets des « collections »… des queues et des queues, collectionner des timbres d’Hitler, tous les prix !… d’un pfennig jusqu’à 5o marks… moi je serais Nasser, moi par exemple, ou Franco ou Salazar, je voudrais voir si mes pommes sont cuites, je voudrais vraiment être renseigné, ce qu’on pense de moi… je demanderais pas à mes polices !… non !… j’irais voir moi-même à la Poste, les queues aux guichets pour mes timbres… votre peuple collectionne ?… c’est que c’est joué !… ce qu’il doit y avoir de collections « d’Adolf Hitler » en Allemagne ! ils s’y sont mis, on peut le dire, des années d’avance ! dès les premières conneries, Dunkerque, ils collectionnaient ! devins, magiciens ? balancelles !… le timbre qu’est sérieux, qui dit tout ! la vérité dix ans d’avance !… ils collectionnent ? ils savent ce qu’ils font ! nous, question la Poste, en plus d’Hitler, on avait Pétain… ses timbres !… double collection ! vous auriez vu ce bureau de Poste ! presque autant de monde que chez Sabiani ! collectionneurs français et boches… cependant j’admets, pire que les timbres, pire que l’alcool, pire que le beurre, pire que la soupe : les cigarettes !… la cigarette gagne sur tout !… partout !… dans les conditions vraiment implacables : la cigarette !… j’ai vu aussi bien à la rifle qu’à l’ambulance de la prison, le dernier suprême souci humain : fumer !… ce qui prouve vous me direz pas le contraire que l’homme est d’abord, avant tout : rêveur !… rêveur-né ! povoîte ! primum vivere ? pas vrai !… primum gamberger ! voilà !… le rêve à tout prix !… avant la brife, le pive et l’oigne ! pas de question !… l’homme calanche de bien des trucs mais sans cigarette il peut pas !… regardez-le au poteau ou la guillotine… il pourrait jamais !… faut qu’il fume d’abord !… moi aussi j’étais du rêve, préposé au rêve, dans la boutique P. P. F… je passais leur donner du rêve, ceux qui souffraient trop… 2 c.c. !… je les faisais rêver… oh ! j’étais extrêmement regardant de mes ampoules 2. c.c. !… vous pensez si j’avais de la demande !… pourtant Sabiani, justice à lui rendre, prévenait bien son monde, il bernait personne… c’était écrit sur larges pancartes, en très grosses lettres rouges… « membre du Parti, souviens-toi bien que tu dois tout au Parti, que le Parti ne te doit rien » ! il dorait pas la pilule !… ça rebutait personne !… il en venait même de plus en plus, adhérer, s’asseoir, et crever sous les pancartes… et devant les vitrines, de plus en plus de monde, regarder les grands-pères finir… « regarde ! regarde ! il fait sous lui ! » on vous parle des foules asiatiques, brahmanes, bocudos… salut ! je vous rends toute l’Europe asiate, moi ! du jour au lendemain ! et adhérente ! et passionnée politique… cinq, six cadavres par poubelle ! famine et reproduction !… l’avenir est aux jaunes !… à leurs bonnes pratiques !

Parlant de la boutique Sabiani, il m’est advenu vers ce moment-là un certain petit tour bien toc… une vraie saloperie du Château !… la cabale pour virer Luchaire… là, ils me trouvaient parfaitmédecin !… un complot de ministres… je devais le trouver tuberculeux, contagieux, dangereux… à évacuer, et tout de suite !… oh ! je refusai !… je marche jamais dans les histoires louches… surtout que de fil en aiguille je savais pas du tout si ils cherchaient pas à moi m’avoir !… à me faire évacuer moi, d’abord !… comme Ménétrel !… oh ! un moment c’est plus que de ça ! vous faire disparaître !… la maladie générale !… que vous avez fait ceci !… cela !… toc !

Ah ! encore une autre ! au Château !… une autre salade !… une fille d’un ministre, en cloque ! il s’agissait qu’elle se marie ! dare-dare ! le jeune homme était là… un zazou… il voulait bien… mais le hic ! le maire boche de Siegmaringen voulait le consentement des parents !… consentement écrit !… les parents du zazou en France, à Bagnoles-les-Bains !… comment obtenir cet écrit ?… on pouvait pas le demander aux Sénégalais de Strasbourg ! ni aux F.T.P. d’Annemasse !… le Burgmeister un têtu, voulait absolument ce papier !… Voilà qu’on travaille Lili… je vois venir le travail… la mère en larmes… la bouille toute trempée de rouge à lèvres… elle monte au Löwen supplier… supplier Lili… qu’elle survivra pas au scandale !… qu’elle sera la « noyée du Danube » !… en mère éplorée ! que je fasse quelque chose !… qu’elle Lili me fasse faire quelque chose ! en bref, en net, que j’avorte la fille !… pensez !… je vois encore une petite drôlerie : Céline l’avorteur !… gentiment d’abord, et puis fermement, je l’envoie foutre !… la haine encore que j’écope ! mon compte était bon tous les sens !… une haine, je crois, qui me poursuit vingt ans après !… on m’en fout toujours des vaches coups pour cet avortement refusé… je reconnais à certaines rumeurs… ici… là… les petits à-côtés marrants des grands bouleversements d’Histoire, exodes, paniques générales, c’est les fournisseurs qu’on retrouve plus !… masseurs, pédicures, avorteurs… les adultères et « doux aveux » se retrouvent partout !… comme on veut ! mais le « chiropract » habituel… là, vous avez du désespoir ! la dame éperdue !… les hommes forniquent comme ils respirent mais le « chiropract » ? l’avorteur ? des gants ! minute !… les doux aveux tant que vous voulez. mais la sonde ? il est difficile dans un zoo de faire que les bestioles se reproduisent, mais les pires condamnés à mort, même traqués par l’armée Leclerc, même tous les fifis plein les bois, et toute la R.A.F. sur le crâne, tonnante, jour et nuit, leur enlève pas l’envie de saillir !… oh ! que non !… j’allais pas encore en plus m’embarrasser des petits écoulements, petits tabès, et chancres mous ! non !… tout ça pouvait très bien attendre ! le retour en France, d’une façon, l’autre ! d’abord je les soignerais avec quoi ?… j’avais rien !… leur conseiller de plus coïter ?… il faut jamais rien conseiller ! qu’ils se grattent, baisent, labourent, mijotent, pourrissent !… et hardi ! les gens vous en veulent à mort pour n’importe quel petit conseil !… regardez un petit peu la France, j’y ai assez dit en long en large la gueule qu’elle aurait un moment ! et regardez comme elle m’a traité !… l’état qu’elle m’a mis ! moi ! juste le seul qui voyait juste !… et les pluspires désastreux cons, si fiers à présent ! cocoriquant haut du fumier, l’effroyable décombre ! à Siegmaringen, je dois dire, je commençais à bien me modérer : trente-cinq ans que j’étais victime, je commençais à me méfier un peu ! alas ! alas ! les jeux étaient faits ! tout dit !… c’est vous empaler qu’on vous veut !… commandos Darnand ou fifis, tueurs à Restif, ou noirs à Leclerc !… vos avis intéressent personne, sauf les discuteurs infinis… « qui vous a acheté ? combien vous avez touché ?… vendu à celui-ci ?… celui-là ?… » ramolo, c’est sûr ! sale vieux birbe !… oh je savais ! et très bien !… je m’occupais guère plus que des urgences… du coup ils étaient tous « urgents » !… râleurs et provocateurs et bourriques, en même temps qu’extrêmement malades !… gentils clients !…

Bast ! les pithécanthropes changent de mythe ! vous parlez si le sang va gicler ! si les coutelas sont un peu prêts ! bast !… bast !… douze cents milliards d’alcool, sifflés, bast ! vous font passer sur bien des choses !

Mais voici un autre pataquès !… au « troisième », au-dessus des Raumnitz, au 91 je soignais un M. Miller, originaire de Marseille, tuberculeux alité, grosses hémoptysies… heureusement, tout de même, j’avais un peu de « rétropituine »… pas tombée du ciel !… planquée dans ma poche, et de Bezons !… je faisais ce que je pouvais… de jour et de nuit… ce M. Miller de Marseille, occupait là-bas, paraît-il, un très haut poste… à la Sûreté… bon !… je tenais pas à en savoir plus… toujours est-il que Herr Frucht râlait drôlement qu’il occupe un lit au Löwen, qu’il pourrait infecter l’hôtel avec ses crachats et sa toux !… lui, que ses chiottes débordaient à flots, cascadaient plein l’escalier !… mon malade qu’était le dangereux ! querelle d’Allemand !… que sa chambre serait inhabitable !… que je devrais le faire rentrer en France !… et ce M. Miller, de Marseille, était pas dangereux du tout !… on avait autre chose sur le rab !… je voyais là encore une cabale, comme pour Luchaire… certes je voulais bien qu’il s’en aille M. Miller de Marseille… mais tuberculeux, le caser où ? je vais trouver la doctoresse, une boche, « führerine » pour tout ce qu’était « tuberculose »… la doctoresse Kleindienst, celle-là vraiment anti-française !… elle m’envoie foutre !… j’en avais pas à être surpris, elle m’avait toujours tout refusé !… j’avais été cent fois la voir pour mes ouvrières à « pneumothorax »… et y en avait !… travailleuses françaises en usines… pour un quart de beurre !… une livre de sucre !… non !… non !… et j’étais parfaitement au fait qu’elle casait comme elle voulait, des bien moins tuberculeux, des familles entières du Château, au grand Sana Saint-Blasien, Forêt Noire… « qu’il retourne en France… » tout ce qu’elle me conseillait !… le Sana S.S. Saint-Blasien était pas pour mes malades !… bientôt la cabale, je voyais venir, les pétitions dans tout l’hôtel et la brasserie, que ce Miller retourne chez lui ! à Marseille ! qu’on l’expédie !… et moi avec !… qu’on nous foute nous deux à la porte ! nous trois, Lili et Bébert ! ou dans un camp !… je voyais ça… Cissen !… oh ! ils y pensaient, certainement ! tous les quatre !… Le Vigan avec !… je parais un peu exagérer… du tout ! du tout !… j’étais pas sûr de Brinon… et pas sûr du tout des Raumnitz… et malgré le cyanure, pas du tout de Laval… ni de Bichelonne…

Tout de même les jours passent… et les nuits… il commence à faire vraiment froid… Marion vient nous voir… il m’apprend que Bichelonne est parti… comme ça subit, sans rien dire… sans rien me dire… il est parti se faire opérer, là-haut en Prusse… bon ! je lui parle de l’affaire Miller, de mes ennuis avec Kleindienst, que c’est de la cabale… il croit aussi, il est d’avis… il est pas optimiste, Marion… ministre de l’Information… il voit les choses, bien à la merde…

 

 

Je vous ai beaucoup parlé d’Herr Frucht et de ses ennuis de ses cabinets… mais y avait aussi une dame Frucht… Frau Frucht, sur le même palier que nous, Chambre 15… c’était plus qu’une chambre le 15… un véritable appartement, avec salle de bains, salle à manger, fumoir… je vous en ai pas encore parlé… ni de Frau Frucht… je la soignais… enfin, je lui faisais des piqûres… une ménopause… je les obtenais par « passeurs »… de Bâle… oh ! elle nous aimait pas quand même !… Frau Frucht !… bon Dieu, non !… pas plus que son Julius !… qu’on leur infectait leur hôtel, etc. répugnants Franzosen !… qu’on aurait dû être au diable !… cependant qu’est-ce qu’elle se faisait régaler par les gardes du corps du Château !… bien Français, ceux-là !… trois quatre garde-corps par ministre… ça lui faisait du monde, et des garçons d’appétit, déjeuner, dîner… Franzosen, athlètes, et si cochons !… et qui se privaient de rien, madame ! ripaillaient sec !… et queça se terminait par de ces trucs !… des véritables orgies vrounzaise » ! ainsi qu’ils avaient table ouverte, les gardes du corps, la table des tôliers du Löwen… vins du Rhin à volonté, schnaps… absinthe même !… mieux que chez Pétain !… Frau avait la ménopause ardente, trémoussante, bouffées de chaleur et rages de cul… je crois que le mari était en serre, il se tapait des jetons entre deux séances à ses gogs… entre deux colères aux tinettes… le boche complet !… vous voyez que n’importe où y a des gens qui s’ennuient pas, vous verrez demain la terre tourner cendres et plâtras, cosmos de protons, que vous trouverez encore quand même dans un trou de montagne, une encore tapée de maniaques en train de s’enfiler, sucer, bâfrer, hagards, rondir, parfaits débauchmann… déluge et partouse !… tout ça se passait au Löwen… j’avoue ! et pas loin de chez nous, j’avoue en plus… même palier que nous… je savais… j’en parlais pas à personne… même à Lili… oh ! et de la chambre 36, non plus !… tout ça des choses qu’il faut taire… Frau Frucht sortait jamais par notre palier… elle descendait à sa brasserie par un escalier à elle, « tire-bouchon », de son lit aux cuisines… personne entrait dans sa chambre, sauf les gardes du corps, costauds familiers… ses masseurs… tous les gardes du corps sont masseurs, et ils te la massaient la dame !… je voyais les marques des massages, les paumes, les doigts !… elle était marbrée des massages !… elle, c’était ses bonnes !… elle te les massait ! sa façon !… à la schlag ! bonnes et cuisinières !… fallait qu’elles montent un peu au 15, se faire semoncer ! toc ! flac !… les vieilles comme les jeunes !… il fallait ! punition pour l’escalier jamais bien fait !… Pour le restaurant, les assiettes cassées !… pfloc !… vlac ! leurs fesses ! leurs dos !… elles chichitaient ?… repflac ! et reptaf !… « retrousse-toi !… plus haut !… plus haut ! » la vioque ou la jeune !… et elle y allait pas de main morte Frau Frucht !… à la cravache !… comme Frau Raumnitz !… comme j’ai vu plus tard, en prison… c’est naturel, la cravache, sur les boniches, les femmes du monde, et les prisonniers… tout ça divague, forcément !… pour les remettre au pas, dénouer les complexes, qu’un moyen ! je les voyais sortir de cette chambre 15 dans des états de larmes et sanglots ! elles avaient été remises au pas… vous vous en mêlez ? vous savez pas après tout ce qu’est pas vice et très voulu de ces séances à la « mère fouettard » ?… si ces flagellées cherchent pas ?… en tout cas sûr c’était du vice !… je le savais… j’en parlais pas… l’appartement Frucht, puisqu’on y est, était aussi mousselineux, coussins, poufs, fourrures, fauteuils bouffis velours, que notre galetas était sordide… quant aux encens et parfums ! Frau Frucht arrêtait pas d’asperger son lit, et les tentures et les fauteuils… un flacon de lavande !… un autre ! héliotrope !… jasmin ! vous auriez dit le « Chabanais » ! vous avez pas connu sans doute… mais un Chabanais, Paillard en même temps !… cul tant que ça peut et gueule avec !… ripailles terribles !… toute la lyre !… parce que les senteurs « jasmin » étaient mêlées entremêlées de ces relents de forte tambouille, gigots, poulets, faisans au vin, que c’en était à tituber… notre palier, l’autre porte en face, à côté des gogs… Frau Frucht elle-même cadrait très bien dans son boudoir, volants, froufrous et tous les luxes… vous l’auriez bien vue « pensionnaire »… le physique, les yeux, les nichons, tout !… et de ces peignoirs, dentelles, choux de rubans, pardon ! et kimonos verts et roses, pâles !… et des pleines armoires !… bas de soie et jarretelles !… ménopause, pas ménopause, Frau Frucht désarmait pas !.. les raclées aux bonnes, plus mes piqûres hormonales, plus les gardes du corps, la maintenaient en de ces vifs désirs !… ardeurs !… moi je faisais exprès gueule de raie… nigaud… je voyais rien… elle nous faisait un petit avantage Lili, moi, Bébert… un petit plat de nouilles de temps en temps.. je me foutais du reste !… oh ! c’était pas la généreuse ! Messaline, peut-être, mais gargotière âpre !… un prétexte pour fouetter ses bonnes, qu’elles lui secouaient son Stamgericht y en emportaient à leurs mères et leurs époux… ou pire !… à la gare !… je veux, c’était qu’un prétexte !… tous les prétextes pour fouetter !… et que ça hurle !… strip-tease ? parlez-moi de séances de fouet ! vous remplirez l’Opéra un peu mieux que Faust ou les Chanteurs !… tous les prétextes au vice sont bons ! mais elle valait mille par elle-même, à la connaître… pas que son appartement boudoir, la cocotte, pardon !… cette tronche !… vous auriez dit toute la Place Blanche et les plus pires leveuses du Bois… je vous parle des temps révolus, où y avait encore de ces femmes, créatures douées, personnes véritables ardentes, croupes de feu… c’était avant l’automobile… oui, au physique, je peux prétendre être bien regardant, elle se défendait encore très bien… sitôt que j’entrais dans sa chambre elle s’allongeait pour sa piqûre, ôtait tout, kimono, bas de soie, que je la palpe bien, examine à fond… intus et exit… elle avait la peau pas mal pour une personne de son âge… des muscles qui tenaient, aucune cellulite, pas d’atrophie musculaire… elle avait dû être paysanne, et paysanne de lourds travaux, bêche, labours… les seins encore très solides… mais pour le minois, pardon !… du Rochechouart et « dessous de métro »… la bouche pulpeuse-avaleuse, encore peut-être pire que Loukoum !… la bouche à avaler le trottoir, l’édicule et tous les clients, et leurs organes et les croûtons !… les yeux ?… de ces braises !… l’ardeur fond de volcans pas éteints… terribles dangereux !… je lui faisais sa piqûre… oh ! mais de Dieu que j’étais en quart !… j’étais sûr que son dab gafait… je savais pas d’où ?… y avait trop de draperies et pendeloques ! mais j’étais sûr !… fallait que je sois aimable, en plus !… elle me faisait pas de gringue, je peux pas dire… elle était si tellement « brûlante » naturellement, qu’elle aurait vraiment pas pu faire plus… ma piqûre finie, rentrée ma seringue… deux, trois mots quand même, d’être poli… voilà qu’elle m’attrape la main, me la prend !… là comme elle est là, toute nue… oh ! c’est pas son nu !… ce sont ses yeux, ses braises… pas pour ce qu’ils sont cochons ou pas !… pour le danger, je lui regarde les yeux… elle va pas me violer ?… non… non !… je respire !… me parler de plus près qu’elle veut ! plus près !… que je l’écoute !

« Ihre Frau !… tanzerin !… Hé ?… schön !… belle ! belle ! barizerinne ! ya ?… ya ? hein ? schöne beine ! jolies jambes ?

— Oh oui !… oh oui !…

Je suis tout à fait d’accord !… je veux bien !

« Sie ! sie ! vous ? prêter à moi ?… hier !… hier !… schlafen mit !… dort avec moi ! willst du ? veux-tu ? veux-tu ? »

C’est plus du volcan, du feu pur !… elle brûle la dorade !… elle en veut !… elle veut Lili !…

« Gross ravioli willst du haben !… schön !… schön !… »

Elle me montre le ravioli que j’aurai !… le colossal plat de ravioli ! le plat monstre !

« Oui ! oui ! Frau Frucht !… je lui parlerai ! »

Et là subit, ma présence d’esprit, je l’empoigne à pleine fesse et l’embrasse ! pfac ! à plein cul !… et sur l’autre fesse ! vlag !… on est intimes, on est d’accord !

Je vais pas la froisser… qu’elle suppose que je veux pas lui amener Lili… là on couperait pas de Cissen !… sûr !… d’une façon, d’une autre… mais là, je pense, j’y pense ! que ça pourrait aussi être un piège ! très bien !… une manigance avec son dab pour nous faire virer tous les deux ! la manœuvre ! les mœurs !… qu’elle me ferait virer comme maquereau !… Lili, comme aventurière prête à tout… question des instincts, je m’occupe que des regards… et là le regard était fadé… gougnoteries voluptuoseries ?… taratata !… elle était du vice, entendu la Frucht ! j’en avais vu d’autres ! des mille !… du cul comme trente-six ! et alors ? mais sûrement encore bien plus à haine que folle de fesses !… elle s’enverrait peut-être Lili… peut-être… et puis après la bascule !… Cissen !… le « couple monstrueux »… les déshonorants du Löwen… je suis ramollo, mais je pense vite !… encore plus vite !… heureusement, boxon !… heureusement !… je fais attention là de sa chambre à pas m’en aller trop hâtif !… que j’aie pas l’air de me précipiter ! j’y embrasse encore la fesse, la cuisse, le dos, la moule… mff !… mff ! j’y fais un « complet » ! un vrai !… tout !… qu’elle me voie bien complice, tout fou de trucs ! que je vais lui ramener Lili zu schlafen mit !… ah ! que oui, donc !… je m’en vais tout doucement… je parle plus… je parle pas… je parle pas à Lili… à personne !… je dis rien… tout de même je peux un peu réfléchir que si la Frucht se permet tant… c’est qu’elle a des ordres… des ordres du Château ? des Raumnitz ?… ou qu’elle sait que c’est plus que question d’heures, qu’on va être raplatis comme Ulm ?… que quelqu’un l’a prévenue ?… Berlin peut-être ? ou par la Suisse ? que ça va être terminé le cirque, ce carrousel aux nuages, la fantasia R.A.F., orages que personne a plus peur… on va voir ! comme Dresde, flambés, grillés, ras !… que notre demi-heure est venue ?… elle sait peut-être tout ça, brûlante Frucht ? que c’est le moment qu’elle se passe tout !… tanzerin… bariserine… peut-être ?

 

 

« Y a des soldats plein la cuisine et la brasserie !

— Qui ?… des Français ?… des Fritz ? »

Je pose la question…

« Des Fritz avec un officier !

— Qui ?… qui ?…

— Ils montent ! »

En fait, j’ouvre la porte, je les vois… ils mettent de l’ordre… l’ordre, ils font évacuer le palier… et notre chambre., et les cabinets… et que tout ça sorte ! et oust !… dégringole ! plus personne à notre étage !… c’est pour m’arrêter qu’ils viennent ?… tout de suite j’y pense… je voudrais voir cet officier ?… ah, le voilà !… je le connais !… je connais bien !… c’est leur Oberarzt Franz Traub… leur médecin chef de l’hôpital… je peux dire, je le connais ! sapé, pardon !… quatre épingles !… la dague au côté ! ceinturon, vareuse, croix de fer !… pantalon gris, pli impeccable… gants « beurre frais »… il est venu me voir en grande tenue… seulement pour venir me voir ? hmm !… y a plus personne sur le palier… dégagé !… plus que son escorte… enfin, deux, trois escouades en armes… bon !… j’attends qu’il me parle… il salue Lili, il ôte sa casquette, il s’incline… moi, il me tend la main… je le fais entrer dans la chambre, je le fais asseoir sur une chaise… Bébert a l’autre… on n’a que deux chaises… c’est le grand jeu de Bébert, sauter d’une chaise l’autre !… Bébert regarde mal l’occupant… culot qu’il a, qu’il trouve ! moi je les regarde, l’Oberarzt Traub et Bébert… qui c’est qui va parler le premier ?… puisque c’est moi qui reçois, j’attaque… je le prie de m’excuser… de le recevoir si sommairement !… notre installation !… etc., etc. il me répond tout de suite et en français… « c’est la guerre ! » et il me fait le geste que ça n’a aucune importance !… détails !… il balaye du geste… bon !… préambules !… soit ! mais une idée qu’il me balaye pas… il vient m’arrêter ?… ce que je me demande, moi !… ce déploiement de gendarmes devant notre porte ?… quand ils ont coffré Ménétrel ils ont opéré pareil… par un médecin et une escorte… il était médecin aussi, Ménétrel… celui-ci, Traub, est un Allemand du type froid… il déteste les Français, bien sûr !… comme tous les boches… pas plus que les autres ! c’est nous, comme Français, qui sommes des « spéciaux détestables » droit d’être spécialement détestés par tous les boches du village !… qu’on est là ! qu’on devrait pas y être ! qu’on les compromet !… ils écoutent tous la Bibici… tout Siegmaringen. dong ! dong ! dong ! la Bibici leur raconte tout ce qu’ils doivent penser !… de nous et de Pétain !… nos noms, nos états civils, nos crimes ! quatre… cinq fois par jour ! qu’on devrait tous être pendus !… Pétain, le premier ! sitôt les troupes françaises là !… hop ! et hop ! on les prévenait bien trois quatre fois par jour ! les vrais Français ! ceux qu’on attendait ! les plus pures légions du Maquis ! Brisson, Malraux, Hubert Kemp, colonels de l’armée Leclerc !… que nous les voyous, nous représentions exactement ce que toute la vraie France vomissait ! qu’ils devraient, eux, les braves Allemands, nous assassiner, et tout de suite ! que nous abusions de leurs bons cœurs !… que nous les trahissions comme nous avions trahi la France ! que nous ne méritions aucune pitié !… exactement ce que pensaient mes pirates de la rue Norvins !… qu’étaient en train de se régaler juste à ce moment-là, mes pirates de la rue Norvins, me foutre à zéro !… l’orgue à Fualdès, la Bibici !… elle joue pendant qu’on assassine !… et que ça prenait sur les boches !… quatre cinq émissions par jour !… s’ils l’attendaient l’armée Leclerc ! ah, nous crasseux galeux fainéants bâfreurs de Stam ! leur Stam ! on allait voir s’ils nous le feraient dégueuler leur Stam, les Sénégalais ! et nos tripes avec !… nos viandes avec !… plein les ruisseaux !… l’honneur siegmaringois vengé !… bien sûr que l’Oberarzt Franz Traub écoutait la Bibici !… nos rapports professionnels avaient toujours été corrects, sans plus… il s’entendrait certainement mieux avec les services des fifis… moi toujours, il m’avait refusé tout, toujours… comme Kleindienst… pâte soufrée, pommade au mercure, morphine… jamais !… Leider ! leider !… c’était un homme dans mes prix ! la cinquantaine… pour qu’il me reçoive un malade, la croix, la bannière ! il se débarrassait de tous mes cas sur le Fidelis… je les retrouvais tous là, plus les siens !… il avait reçu Corinne Luchaire après énormément de chichis et à condition que ce serait juste le temps d’une radio !… il voulait pas lui non plus que les « libérateurs » lui reprochent d’avoir eu la moindre complaisance…

Mais là, pourquoi cette visite sur son 31 ?… pantalon à pli et la dague !… et la croix gammée ? et toute cette escorte ? plein le palier… je voyais pas… enfin, il parle… il s’y met…

« Collègue, je venais vous demander quelque chose… »

Il parle français sans trop d’accent… il est net, bref… il m’expose qu’il a un malade, un blessé plutôt, un opéré, un soldat allemand… qu’il serait heureux que je vienne le voir… il s’agit des suites d’une blessure, un éclat d’obus, qui lui a fait sauter la verge… que ce blessé, soldat allemand, homme marié, voudrait avoir une verge « postiche »… que de telles verges, verges de prothèse, sont dans le commerce, mais seulement en France !… un seul fabricant pour l’Europe… que lui Traub pourrait s’adresser à Genève, à la Croix-Rouge… mais que ce serait beaucoup mieux si j’écrivais directement moi-même à Genève et pour un prisonnier blessé… soi-disant !… soi-disant !… que la Croix-Rouge était gaulliste… les prisonniers français aussi gaullistes !… moi aussi, gaulliste !… alors ?

« Certainement ! certainement ! »

Certainement ! et de rire !… comme c’était drôle !… si je voulais bien ?… je voulais bien tout !…

Ah ! maintenant autre chose !… un autre motif de sa visite !… là, c’est plus embarrassant… il hésite… « Voilà ! voilà ! j’ai fait savoir à M. de Brinon que j’étais forcé d’interdire aux Miliciens… l’entrée de l’hôpital… »

Pourquoi ?… ils déféquaient plein les baignoires !… et ils écrivaient plein les murs ! et à la merde ! « tout pour Adolf » !… lui, n’est-ce pas, Traub comprenait ! « c’est la guerre ! » mais le personnel ?… les infirmières ?…

« Impossible, n’est-ce pas collègue ? impossible !… je l’ai fait savoir à M. de Brinon… »

Oh ! certainement !… il avait parfaitement agi !…

« Vous êtes de mon avis, collègue ? »

Autre chose encore !… va-t-il m’arrêter maintenant ? se décider ?… les boches sont si fourbes qu’ils vous présenteraient l’échafaud… « coupez donc votre petit cigare !… lieber Herr !… bitte sehr !… allez-y !… l’allumette est de l’autre côté ! » non !… c’est pas encore l’échafaud !… c’est de de Brinon qu’il veut me parler !… de sa prostate… « M. de Brinon est venu me voir… il urine mal… il souffre… certainement, on peut l’opérer !… mais ici ?… ici ?… » moi aussi Brinon m’avait demandé le petit conseil… même réponse que Traub… « au retour » ! comme c’est pratique agréable d’avoir un mot qui arrange tout !… au retour !… pour nous ç’eût été aussi bien la Lune, « le retour » !… qu’est-ce qu’on avait nous à retrouver ? retourner ?…

À ce moment-là Traub change de figure, de mine… là, devant moi !… soudain, là !… il me parle autrement… il me parlait comme à la légère et de de Brinon et de la baignoire… maintenant il me parle très sérieusement… encore de prostate ! mais de la sienne !… sa prostate à lui !… « est-ce que je suis un peu spécialiste ?… » oh non !… mais je connais un peu… il a des ennuis… il urine souvent, comme Brinon… « combien de fois par nuit ?… et par jour ? » je demande… « cinq… six fois… » « Voulez-vous m’examiner ?

— Certainement !… ôtez votre pantalon, je vous prie !… »

Il se lève, il va à la porte, il dit trois mots aux sentinelles… je vois que Lili le gêne… Lili va à la porte aussi… « fais attention que personne entre !… » maintenant, il peut se déculotter… on n’est plus que nous deux… et Bébert… c’est un autre bonhomme, seul à seul… il se décontracte, il se met, on dirait, en confiance… à table ! il m’avoue !… et qu’il en a !… gros ! gros !… que son Hostau est un enfer !… une lutte, un pancrace entre les services ! médecins, chirurgiens, bonnes sœurs !… que tout ça s’accuse, dénonce, s’en veut !… pire qu’entre nous !… c’est à qui qui se fera arrêter !… pour tout !… complots !… pédalisme ! marché noir ! il me racontait en toute confiance, il se soulageait… il me surprenait pas beaucoup… allez soulever un peu le Kremlin !… la Chambre des Lords… Le Figaro… ou L’Huma… tous les couvercles ! salons… Partis… Châteaux… populaces… coulisses… monastères… hôpitaux… vous serez fatigué la façon que tout ça se dénonce, se fait arrêter, garrotter, enfoncer des coins sous les ongles…

« Vous me jurez, n’est-ce pas, Collègue ? secret absolu ?

« Professionnel ! professionnel ! »

Il lui venait des larmes… les méchants ! de l’hôpital !… il sanglotait… plus méchants que les gens du Château !

« Vous n’en parlerez à personne ! »

Je jure !… je jure !… pas un mot !… il allait pas demander conseil à l’hôpital !… oh non ! jamais. « peut avoir confiance en moi ?… ya ! ya ! ya !… il me raconte tout, du coup, qu’il a été à Tubingen consulter un spécialiste, un Professor… leur Faculté, Tubingen !… qu’il lui avait trouvé sa prostate très opérable… assez élargie… mais que lui Traub, là, se trouvait pas opérable du tout !… pas d’avis du tout !… qu’il avait même une sacrée trouille d’être opéré !… et qu’il me l’avouait ! qu’il me le hurlait !… positivement peur !… surtout dans les circonstances ! alors moi ? moi ?… qu’est-ce que j’en pensais ?

« La prostate, n’est-ce pas cher confrère, vous le savez aussi bien que moi est facilement congestionnée… on peut attendre… tout rentre dans l’ordre… les chirurgiens, évidemment, ont toujours envie d’opérer… quatre-vingts pour cent des hommes au-dessus de cinquante ans sont prostatiques… vous ne les opérez pas tous ! oh là ! de loin !… ils se pissent un peu dans les talons… alors ?… alors ?… quelle importance ! ils meurent parfaitement de leur belle mort !… ils sentent seulement un peu l’urine… la belle histoire ! vous Traub vous ferez attention, c’est tout ! vous vous surveillerez… pas d’alcool.,. pas de bière… pas d’épices… pas de coïts… et dans dix ans vous retournerez le voir votre spécialiste !… ce qu’il en pensera ? s’il a été opéré, lui ? »

Oh ! mes paroles réconfortantes lui faisaient un bien immédiat !… lui la figure à la serpe, bien boche, dure, me regardait comme affectueusement… positif !… le nectar de mes mots !…

« Vous voulez m’examiner, cher Collègue ?

— Mais certainement !… »

Je passe mon doigtier… la vaseline… il se déculotte… son beau pantalon gris à pli… il s’agenouille sur mon grabat… il n’enlève pas sa tunique, ni son ceinturon, ni sa dague… je lui fais son toucher… oui !… exact !… sa prostate est très élargie… même, il me semble un peu dure…

« Oh ! tout ça peut très bien attendre !… avec un régime très sévère !… votre prostate rentrera dans l’ordre !

— Très bien !… très bien mon cher collègue !… mais pour l’alimentation ?

— Des nouilles !… seulement des nouilles !… c’est tout ! »

Il est d’accord ! il rajuste son pantalon… son ceinturon, son revolver… « Parfaitement, Collègue ! parfaitement !

— Dans un mois vous revenez me voir !… nous verrons si ça va mieux !… »

C’est moi maintenant qui décide !… ainsi, sans le berner du tout, très honnêtement, de mois en mois je serai plus tranquille… je pouvais craindre… pourquoi tous ces hommes sur le palier ? cette escorte ? et en armes ?… j’étais bien près de lui demander… j’ai jamais su… peut-être que c’était du bide, tout ce qu’il m’avait dit ?… tout de même la prostate j’étais sûr… enfin voilà, il se lève, il s’en va… ah ! encore un mot !…

« Vous passez demain à l’hôpital, Collègue ?

— Oui ! oui ! certainement !…

— N’est-ce pas ?… pour la verge !… »

Il me parle à l’oreille… il me chuchote…

« La pommade soufrée… un pot !… un pot !… vous voulez ?

— Oh ! certainement !… oh ! grand merci !

— Et puis aussi un peu de café… vous voulez ? »

Si je veux !… il me montre… un petit sac… « Oh ! mais certainement ! »

Il nous gâte…

« Secret ?… secret, n’est-ce pas ?

— La tombe !… la tombe, Confrère ! »

Il ouvre la porte… un mot au sous-off !… et tous les hommes « garde à vous ! fixe ! » rassemblement ! ils descendent… le collègue fritz Traub passe le dernier ! tout ça s’en va !… pourquoi ils sont venus ?… j’ai jamais bien su… pour m’arrêter ?… peut-être pas… en tout cas une chose, Traub est revenu me voir… je l’ai tenu pendant sept mois aux nouilles et à l’eau… il allait mieux… et puis il est plus revenu… j’ai plus jamais eu de ses nouvelles !… une raison au fond de tout ça, sans doute… jamais su !… je me la suis faite la raison… vite ! un jour c’est un jour !… un jour c’est énorme, des moments… on a eu tout de même du café… oh ! pas beaucoup !… et aussi de la pommade au soufre… pas beaucoup non plus…

 

 

Deux… trois jours encore… oh ! pas calmes !… de plus en plus de monde dans les rues… par les routes et par les trains… s’il en arrive ! de Strasbourg et du Nord… de l’Est et des Pays baltes… pas que pour Pétain !… pour passer en Suisse… mais ils restent bel et bien là, ils campent comme ils peuvent… ils se tassent sous les portes et plein les couloirs… vous avez de tout !… hirsutes et rombières, et les mômes… plus soldats à la débandade, toutes armes… vous pensez si Corpechot recrute !… d’un trottoir l’autre !… il arrête pas de recruter ! il leur promet tout, les fait signer, leur file un brassard !… et que voilà un matelot de plus !… pour quel navire ? quelle flottille ? on verra bien ! mais au ciel ça s’occupe un peu !… Mosquitos, Maraudeurs foncent ! piquent ! filent !… ils pourraient facile nous broyer !… une petite bombe !… non ! il semble qu’ils prennent que des photos… « faites-vous filmer face, profil, derrière, par la R.A.F. ! » ils auraient pas à se gêner !… pas un seul avion fritz en l’air… ni au sol… jamais !… jamais rien !… ni la moindre « passive »… balpeau leur Défense ! le bide à Gœring ! qu’à nous rendre la vie impossible qu’ils sont bons ! tous et tous !… je vous dis deux… trois jours encore… et trois nuits… sacrées tressautées vibrées nuits ! rien que des remous des hélices ! qu’est-ce qu’il passe ! et repasse !… des flottes entières de « Forteresses »… à réduire tout poudre jusqu’à Ulm… ils frôlent… font voltiger un toit… deux toits… c’est tout ! les tuiles ! on doit pas valoir la bombe…

Voilà une visite… toc ! toc !… Marion !… il revient nous voir… je lui fais remarquer l’état du ciel… il pense à nous, il nous apporte ses petits pains, et des rognures pour Bébert… on rigole de l’état des choses, comme tout ça tourne imbécile ! comme on est plus qu’idiots d’attendre ! qu’est-ce qu’on attend ?… et au Château qu’est-ce qu’ils déconnent ? je lui demande… il me donne des nouvelles… Brinon veut plus voir personne… Gabolde non plus… Rochas non plus… ils font des manières à présent… ils en faisaient pas y a un an… là comme ailleurs, toujours trop tard les manières ! comme les « vues d’avenir »… toujours trop tard !… we are all dam’wise after the event ! (je vous sors mon Berlitz puisqu’il est question d’Angleterre !) nous parlons de la table des Ministres… Bridoux s’envoie toutes les portions, il paraît, les autres mangent plus, ou presque plus sauf Nero, qui mange encore bien… très bien !… Nero, un genre Juanovici, qui quitte pas Laval… il fait « ses affaires », il paraît… les potins… mais quelque chose que Marion m’apprend !… je m’en doutais !… non !… je m’en doutais pas… Bichelonne est mort… il est mort là-haut, chez Gebhardt, à Hohenlynchen… et pendant l’opération… bien !… rien à dire !… il a voulu y aller là-haut… il pouvait sûr attendre « le retour » !… très bien !… lui aussi ! on dit pas encore qu’il est mort !… on le dira plus tard… c’est la consigne… « ne pas vexer les Allemands »… bon !…

« Mon vieux, vous avez du cyanure, il paraît ? » Laval lui en a parlé… évidemment !… Bichelonne aussi peut-être avant de partir ?… c’était pas un crime… mais qu’est-ce qu’ils allaient m’en demander ! tous !… et j’en avais plus que deux flacons… zut !

Maintenant il propose qu’on reste pas là dans notre chambre, qu’on descende en bas à la pâtisserie, qu’il veut me présenter quelqu’un… bon !, j’aime pas beaucoup la pâtisserie mais je peux rien refuser à Marion… nous descendons, moi, Lili, Bébert… faut dire les choses, aucune hystérie, mais on s’attend bien que d’un moment l’autre tout saute ! flambe ! phosphore ou shrapnels !… qu’on retrouve plus rien !… fatal !… la pâtisserie Klein-dienst, tout de suite à côté, en bas… la pâtisserie, la sœur de la doctoresse, celle qui me refuse tout… celle-là elle refuse pas, la sœur pâtissière, mais qu’est-ce qu’elle offre !… de ces ersatz terribles !… petits fours à se casser les dents… noix de coco et maniocs grillés… de ces friandises pour crocodiles ! pour boire, que du café ersatz, lupin pilé… ça serait encore de la chicorée ! enfin… enfin… on va pas chez elle pour la pâtisserie, on va pour s’asseoir… pas bien… mais enfin… et y a du monde !… quand toute la foule a été voir et revoir encore les agoniques du P.P.F., les deux vitrines, le Château… voir, revoir monter les couleurs ! le mât, la Milice il leur reste plus que Kleindienst… s’écrouler à dix, à quinze, autour des petits guéridons jaunes… croulés, enlacés, ils font comme couronnes, autour des dessertes… pourquoi Marion nous emmène là ?… on est aussi bien dans notre piaule… je tiens pas du tout à Kleindienst !… je vois assez de monde !… Marion est pas extravagant, il doit avoir une bonne raison… il me dit le pourquoi dans l’escalier… il voulait que je rencontre Restif… Horace Restif… Restif s’appelle Palmalade… enfin je crois… à moins que ce soit un autre blase… ils ont tous des blases… je connais pas Restif… ni ses hommes… Marion les fréquente, il leur fait des cours d’Histoire et de Philosophie… ils sont à part, Restif, ses hommes, on les a groupés dans une ferme… en « commando »… personne va les voir… ils vivent entre eux… ils doivent il paraît à l’heure Z procéder aux « exécutions »… tout de suite dès notre retour en France… « épurer » !… régler tous les comptes !… le « Triomphe des purs » canton par canton !… tous les vendus à l’Angleterre, à l’Amérique, à la Russie !… vous pensez les listes !… les « ennemis de l’Europe » !… du pain sur la planche ! du son dans le panier ! cent cinquante mille traîtres ils comptaient ! en trois mois tout devait être réglé !… aboyeurs de Londres… puis ceux de Brazzaville… puis de Moscou… on aurait une Europe à neuf ! tout à neuf ! continent totalement heureux !… alors voilà, fil en aiguille, Restif avait fait ses preuves ! ce qui comptait ! il pouvait donner des leçons… des « spéciales »… il avait été « membre de choc » de plusieurs partis… et de plusieurs polices… on lui attribuait Navachine au Bois de Boulogne… les frères Roselli dans le métro… et bien d’autres !… une technique à lui… sa technique !… très personnelle… les carotides !… un tour de main… son bonhomme à la renverse ! et hop ! par-derrière ! pas un ouf !… au fort rasoir ! fsst ! les deux carotides !… deux giclées de sang ! ça y était !… mais éclair le geste ! et profond ! un seul geste ! impeccable ! ça qu’il leur apprenait ! fsst !… les deux carotides ! le coup du père François moderne !…

Tout son « commando » à lui, autonome !… ils vivaient à part, ils frayaient peu… quand ils se rencontraient en ville, deux de son Commando, ils se saluaient, et fixe ! garde à vous !… l’un interpellait : Idéal ! l’autre répondait, aussi sec ! Servez chaud !… c’était tout ! à leur ferme ils arrêtaient pas de s’entraîner… sur des cochons, sur des moutons… s’ils se promenaient pas beaucoup en ville, c’est qu’ils aimaient pas être vus… seulement une chose qu’ils aimaient : les conférences !… et pas sur des sujets grivois, des turlupinades de vamps… non ! de la vraie Histoire ! vraie Philosophie ! Marion avait le zèle, possédait le don, l’étendue culture… il était donc très estimé à la ferme Restif… jamais question de la « technique » ! la fameuse… jamais !… jamais un mot…

Que de Philosophies et Mystiques et lectures de « morceaux choisis »… oh ! auditoires très attentifs, jamais un mot ! on chahute au Collège de France, au Lycée Louis-le-Grand… un truc à puceaux, les chahuts !… puceaux jeunes et vieux… les spécialistes des carotides sont pas énergumènes du tout… surtout les hommes à Restif… Restif lui-même absolument pas bavard ! il écoutait au premier banc… il admirait beaucoup Marion… il lui parlait à l’oreille… lui, personnellement, tenait pas à être admiré… du tout !… il trouvait son petit truc pratique, expéditif !… c’est tout !… comme moi je trouve mon style, pratique, expéditif certes ! c’est tout !… et que j’en démords pas ! tudieu ! qu’il est le très simple, expéditif… oh ! mais que c’est tout !… j’en fais pas pour ça des montagnes ! j’aurais de quoi vivre, je serais pas forcé, je le garderais pour moi !… pardi !… oh, que je tiens pas à être admiré !… oh ! que j’ai pas le tempérament vedette, ni starlette ! le système Restif, « Père-François total », bien supérieur à tous les autres !… mais il en tirait pas orgueil… supérieur à la guillotine, c’est tout !… vous lui parliez des Roselli, ou de Navachine, il rougissait, il s’en allait… c’est vous qu’il voulait entendre !… vos histoires ! vos propres histoires ! avec Marion, il était assez en confiance…

Nous étions donc, où je vous ai dit, chez Kleindienst… moi, Lili, Bébert, Marion… l’ersatz pâtisserie… à l’autre guéridon, contre nous, c’était les « espoirs » des Partis, les ardentes élites P.P.F., R.N.P., Bucard… ceux-là alors donnaient de la voix ! que toute la pâtisserie entende ! les entende ! la refonte totale de l’Europe !… au retour !… au retour !… ce qu’ils allaient faire !… eux ! l’Épuration !… ce qu’elle verrait la France ! Message de la France !… réformes formidables ! révolution ? ah ! là ! là !… Pétain ? le Pétain ! cacochyme paranoïaque ! désastreux ! en l’air !… en l’air !… évidemment !… peut-être ils prendraient Bucard, « héros de l’infanterie » ? peut-être ?… Darnand, autre « héros de l’infanterie » ? peut-être ?… mais seulement « sous-verge » de Déat !… pas plus ! Déat, leur homme !… qu’il avait ceci !… qu’il avait cela ! vraiment le seul idole valable ! le géant de la pensée politique ! Doriot ? démagogue et crypto-coco !… rayé, Doriot ! il redeviendrait coco !… fatal !… Laval, bien sûr, était cuit, il avait fait assez de conneries ! il retournerait à son Chateldon !… Brinon ? Brinon ? rayé pareil !… un jockey !… jockey et un juif !… ça se discutait pas !… et de l’autre côté qu’est-ce qu’on prendrait ? De Gaulle ?… salut ! celui-là rêvait Napoléon ! un rêve de l’École Militaire !… policier provocateur vache ?… jamais il vaudrait Clemenceau ! il avait l’air d’être fier d’être grand ! et Maginot ? plus grand que lui ! rayé le de Gaulle !… de Gaulle qui s’appelait van de Walle !… étranger, de Gaulle van de Walle ! ils savaient tout, aux guéridons ! et avec une passion, chaleur, que j’ai plus retrouvée chez personne… que je retrouve plus… un style, une ferveur nationale… une sorte d’esprit, disparu… la Défaite on s’est aperçu qu’à partir de l’Épuration… l’Affaissement total… le nouveau mythe… Bobard-le-Roi… les barbes non plus, cette coupe athénienne-zazou… jeunesse pétulante politique… députés en herbe… déconnante jeunesse, certes… mais ce qu’on voit là, ici, autour ?… hordes d’indigènes, honteux d’être eux… encore sûrement plus écœurants… « sous-sous-peaux-blancs »… eurasiates, eurbougnoules, « eur » n’importe quoi, qu’on les accepte larbins de quelqu’un !… et qu’ils boivent ! qu’on les ramasse dans un cheptel ! avilis, tout finis, pourris… disparaître sous une peau quelconque !… pas la leur ! oh pas la leur ! surtout pas la leur !… doncsi on les botte ! et les rebotte !

Je revois plus nulle part les zazous… pas plusqu’on reverra Louis XVI place de la Concorde… Les Chinois seront pas à regarder si ils retrouvent l’endroit de l’échafaud…

Que je revienne à ma pâtisserie… je vous dis donc, Restif était là, avec nous, attentif, discret… il n’avait en lui, rien de spécial… j’ai connu grand nombre d’assassins, et je les ai vus de près, de très près… en l’endroit où tout le bluff tombe, en cellule… pas des similis, des bavards… des vrais, des récidivistes… ils avaient quelque chose, si vous les regardiez attentif, de jour et de nuit… je vous parle en « cellule de force », que vous leur trouviez tout de même, drôle… mais lui, Restif, pas du tout !… pas le plus petit tic !… et pourtant !… pourtant !… plus tard… je l’ai vu en crise… je vous raconterai… en accès… absolument en état fauve ! mais là, nous parlant à la pâtisserie Kleindienst absolument bien convenable, normal… les autres à côté, les « espoirs », l’autre guéridon, eux qu’étaient pas convenables du tout, vachement pétulants ! scandaleux ! le choc des « programmes » ! leur reconditionnement de l’Europe !… ce qu’il faudrait faire, ce qu’il faudrait pas ! sectaires terribles ! néos-Bucard !… néos-P.P.F. !… néos-Cocos ! néos-tout ! les hommes nouveaux, les superforces, eux que toute la France attendait !… l’élite de Siegmaringen ! leur premier devoir : la « 4e » pure ! inflexible ! que le monde entier se le tienne pour dit ! la « 4e Intransigeante » !… et ils se nomment déjà tous ministres ! là, illico ! ils étaient déjà à Versailles ! proclamation à Versailles ! Hitler est pendu, il va de soi ! son Gœring avec, l’énorme traître cochon, qu’avait vendu le ciel aux Anglais !… vous aviez qu’à regarder en l’air ! le Gœbbels ? empalé ! bien sûr ! ce Quasimodo criminel ! il mentirait plus ! les vrais fanatiques étaient là, les mécontents pas au « pour », qu’avaient des vraies cruelles raisons, des fanatiques à enrôler, barbouses, vocabulaires de choc, qu’avaient pas à se plaindre « simili » eux !… tous l’art. 75 au fouet !… vous pouvez rien faire de sérieux qu’avec les gens qui crèvent de faim… vous verrez un peu les Chinois !… trois semaines en Touraine, je vous les redonne ! je vous les ramasse à la cuiller… ils seront tous mûrs pour les « complexes »… les Chinois terribles ! « prendrais-je Gide debout ?… sa grand-mère, couchée ? » Marion avait eu bien raison de nous faire descendre chez Kleindienst… pas que Restif se promène au Löwen… il me venait déjà assez d’« ouistitis »… soi-disant pour me consulter… et la chambre 36 ?… et les Raumnitz juste au-dessus ! oui ça valait bien mieux comme ça… on parle un peu de choses et d’autres… et puis tout d’un coup : du cyanure ! ça devait venir !… sûr, Laval en avait bavé !… Bichelonne aussi, sans doute… que j’en avais, etc… maintenant tout le monde devait le savoir, tout Siegmaringen… que j’en étais bourré… tout le monde allait venir m’en demander ! ah ! aussi une autre nouvelle !… aussi du Château !… que Laval m’avait nommé Gouverneur ! ils savaient pas trop d’où… mais quelque part !… à propos ! j’avais aucune preuve… Bichelonne mort, j’avais plus de témoin… Laval pouvait nier… ça le gênerait pas ! on en rigole !… même Restif, pas beaucoup à plaisanter, me trouve plaisant, en Gouverneur !… je lui explique : Gouverneur des Îles !…

Je demande gentiment à Marion ce qu’on est venus faire chez Kleindienst ? « on va voir le train !… n’est-ce pas Restif ? » et ils m’expliquent… le micmac… de quoi il s’agit !… le train qui va les emmener à Hohenlynchen, aux funérailles de Bichelonne… la délégation officielle, six ministres, plus Restif, et encore deux délégués, on sait pas lesquels ?… sûrement Marion et Gabold… mais attention ! le train est à part, garé à part, en pleine forêt, de l’autre côté du Danube… personne doit savoir ! ni le voir ! il est sous les branches, sous tout un amoncellement d’arbres ! enseveli ! il est pas visible des avions… la locomotive doit venir de Berlin les chercher… un train « très spécial », deux wagons… on doit les prévenir quand la locomotive sera là… d’un instant, à l’autre !… Hohenlynchen est pas tout près, 1200 kilomètres… toute l’Allemagne, du Sud au Nord-Est !… je vous ai dit l’Hôpital Gebhardt, S.S., 6 000 lits… mais comment il est mort Bichelonne ?… personne le sait, là-haut… ils le sauront !… sauront ?… sauront ?… Marion croit pas… on leur dira ce qu’on voudra !… je réfléchis, je pense un peu aussi… c’est Gebhardt qui l’a opéré… j’aime pas Gebhardt… toujours là maintenant ils attendent leur train… enfin, la locomotive… on va aller le voir « ce train spécial » ! y a que Restif qui sait où il est… à quel endroit, sous quels branchages… après le grand pont… absolument camouflé, il paraît… mais Restif croit pas du tout, ni aux camouflages, ni aux branches… il sera repéré n’importe comment, il nous affranchit… vu qu’ils peuvent se chauffer qu’au coke !… toutes leurs locos chauffent plus qu’au coke ! un plaisir de les repérer ! vous les voyez venir de Russie ! formidables panaches d’escarbilles !… d’où ce cirque d’avions perpétuel, au-dessus des tunnels, des entrées, sorties… boum !… et ça y est !… y a que les attendre ! à la sortie des monts Eiffel, ils sont au moins trente, en manège !… permanents !… les trains viennent s’offrir, ainsi dire !… des cibles ! c’était fait ainsi dire, exprès… on a su plus tard ! Restif savait… il en savait un sacré bout… c’était pas de poser des questions, lui demander pourquoi ? comment ?… il nous conduisait, c’était tout ! Lili, Marion, moi, Bébert… on allait le voir ce train spécial… soi-disant planqué… par des petits détours nous voilà au grand « cinq arches »… triple voie, on traverse… on entre en forêt… là il faut avouer, où il nous mène, les sentiers zigzag, on se serait paumé, tellement il faisait sombre… ils avaient comme abattu les plus grands sapins… vous avanciez sous une voûte… et sous là-dessous un de ces fouillis ! en plus ! branches coupées, entremêlées… on suivait le ballast… les rails aussi… mais ce fatras d’arbres à travers les voies !… sapins Père Noël abattus !… et un plus énorme monceau de branches !… un endroit… et plein de gens autour… Restif savait ! c’était là !… c’était le train dessous ! le train enseveli… sous les branchages !… camouflage total !… mais l’affluence autour, pardon !… s’ils l’avaient trouvé le train secret ! des gens du Löwen, des gens du bourg, des civils et des militaires, un peuple ! et que ça jacassait ! et dans toutes les langues !… pire qu’au Kleindienst !… grivetons camouflés et pas camouflés… des réfugiés français et boches… de tout !… même des crevards du Fidelis, que je croyais au lit… ils étaient là, et qui se marraient !… des familles d’Ost… travailleurs déportés d’Ukraine… à dix, douze mômes !… toute cette marmaille après les branches… à voltiger, piailler, se balancer partout ! ah, le train mystère !… et les schuppos ! et les S.A. !… et l’Amiral Corpechot, lui-même !… si tout ça commentait dur ! si ça savait !… tout ! et ce que c’était comme train ! le « spécial » d’Hitler ?… non !… pour Pétain ?… pour l’Amiral Corpechot ?… pour Staline ? pour de Gaulle de Londres ?… ils montent dedans pour regarder… tout retourner ! chaises, coussins, fauteuils ! le luxe que c’est !… les parents, les mômes, et les flics… je savais que ça se planquait la nuit, mais jamais j’aurais cru tant de monde !… qu’ils foutaient le camp en forêt peur d’être brûlés dans leurs galetas, les bombes, mais une foule pareille ! la trouille que ça serait notre tour bientôt ! torche comme Ulm ! bientôt ! je veux, c’était assez annoncé !… même les agoniques des vitrines !… y en avait là ! et les pianistes de la buvette…

Ils arrêtaient pas d’y monter, sortir et redescendre des wagons, des deux wagons… et tous une calebombe à la main et allumée ! pour mieux mettre le feu ! même les mômes ! des grappes de mômes ! de quoi foutre toute la forêt en flammes ! tout, ils voulaient voir ! le wagon-cuisine, et les gogs ! les gogs « mosaïque » !… fallait tous qu’ils montent et qu’ils touchent ! la Fête de Nuit dans la Forêt !… kyrielle de calebombes !… fallait qu’ils touchent tout ! « c’était pour Hitler tout ça ? ou pour Leclerc ? ou pour les Sénégalais ? » si y avait de quoi rire, vous pensez ! poufferies ! esclafferies ! ça valait la peine d’être venu !

Restif savait mieux… ce train était un train spécial, « très spécial », que Guillaume Il avait commandé, mais qui n’avait jamais servi… commandé pour le Shah de Perse, spécialement… le Shah en visite officielle au mois d’août le train resté pour compte…

Vous pensez le luxe ! toute l’élégance wilhelminienne, persane et turque mélangée !… vous imaginez ces brocarts, tapisseries, tentures, cordelières ! pire que chez Laval !… divans, sofas, poufs cuirs à reliefs ! et de ces tapis !… ce qu’ils avaient trouvé de plus épais ! super-Boukhara !… super-Indes !… des rideaux d’une tonne, en brise-bise !… oh, ils avaient pas regardé ! de ces appliques-lampadaires style « Lalique Métro » qu’étaient monuments « barisiens », qui tenaient la moitié du wagon… s’il aurait été gâté le Shah !… vous pouviez pas en mettre plus !… je lui dis, je me souviens encore, à Marion… « je sais pas si vous arriverez, mais vous aurez eu du confort ! »

Restif est pratique, tout beau tapis et les brise-bise ! mais la cuisine ?… il veut qu’on y aille… se rendre compte… l’autre wagon… elle est équipée la cuisine !… tout ce qu’il faut !… fourneaux et marmites !… mais le charbon d’où ?… pas de charbon ! elle marche pas au coke cette cuisine !

« Monsieur Marion, vous occupez pas !… je vais vous chercher 24 poulets, je vous les ferai cuire au Löwen, on les emportera « à la gelée !… »

Voilà le plus simple et pratique… et il les aura ses poulets !… il se vante pas ! Marion est tranquille… on lui refuse rien dans les fermes… et à l’œil !… à lui… nous on nous refuse tout… même à Pétain on refuse tout… même pour les Raumnitz… ils ont pas !… pour Restif, ils ont !… il a le charme…

 

 

Bien entendu, la locomotive de Berlin est pas arrivée… accidentée, il paraît, entre Erfurt… Eisenach… tout le ballast crevé !… en l’air !… et encore à un autre endroit… la machine elle-même, vers Cassel… ça faisait du retard !… elle pouvait attendre la Délégation ! pas du tout enthousiaste déjà… ça tournait mal… boniments en boniments, il fut finalement avoué qu’il y aurait pas de loco de Berlin, qu’on ferait remorquer les deux wagons par une machine « haut-le-pied » du dépôt là, d’ici même… seulement ça irait très lentement, ça serait long !… y a eu encore bien des bisbilles, pourparlers, savoir qui irait ?… irait pas ? ça s’est âprement disputé entre le Château, Raumnitz, Brinon, qui serait délégué aux obsèques ? les antipathies ?… qui serait malade, grippé, exempt ?… perclus… trop sensible au froid ?… enfin on en a trouvé sept, à peu près valides… qu’on a à peu près décidés… des ministres « actifs » et des « en sommeil »… je vais pas les nommer ici… ça pourrait leur faire du tort, oui !… même maintenant vingt ans après !… les haines partisanes sont « alimentaires » !… oubliez jamais ! on s’est fait des « Situâtions » dans la purification, les mises en fosse des « collabos »… des gens qu’étaient juste que de la crotte sont devenus des « terribles seigneurs »… « vengeurs »… avec de ces énormes privilèges !… vous parlez qu’ils « résisteront » jusqu’à leur dernier quart de souffle !… jusqu’à leur dernière petite-fille se soit très gentiment mariée ! le pire malheur des collabos, la providence qu’ils ont été pour la pire horde des bons à lape… dites-moi, Vermersh, Triolette, Madeleine Jacob, qu’est-ce que ça vaut devant une fraiseuse, une feuille de papier ? un balai ?… à la niche, hyènes ! catastrophes ! des aubaines, pas une fois par siècle ! surprise-stupre des épilo-connes ! c’est pas demain qu’ils vont renoncer à être les Très-Hautes-Puissances-Paladines de la plus formid’colique 39 !… je vais pas leur donner des motifs ! non ! j’attendrai qu’ils soient au trou les Très-Hauts-Puissants-Sénéchaux de la plus sensâ dérouille 39 !… je vais pas leur donner des motifs ! non ! j’attendrai qu’ils soient tous « hors cause » !. « ça vient !… certain moment, la courbe des âges… accélère tout ! précipite tout ! moi qui collectionne les « faire-part »… je sais !… le « Grand Rappel » ! bourreaux et victimes !… en tout cas, Marion en était de cette délégation aux obsèques, je vous ai déjà dit… Marion et Restif… Horace Restif devait représenter les « Commandos »… il serait aussi l’« Intendance », pourvoyeur à la cuisine… et les poulets ! il les avait cuits les poulets, comme il avait dit, au Löwen… mais à force de tergiverser, d’attendre la locomotive, ils avaient été mangés !… oui !… aile par aile… si bien qu’il y en avait plus le jour du départ… ça commençait mal !… surtout que du Château, question provisions, ils avaient touché en tout deux petits paquets par ministre ! petits paquets de sandwiches ! jalousie ! et des hôtels ?… nib !… ça devait durer, trois jours, trois nuits, Siegmaringen, là-haut, la Prusse… question des costumes, je vous note, ils étaient vêtus comme ils étaient partis de Vichy, pardessus légers, tatanes de daim, pas du tout pour les « dessous de zéro »… encore à Siegmaringen en novembre ça pouvait aller, mais en remontant ça irait mal !… on a vu !… ça a plus été du tout ! surtout pour dormir ! qu’ils avaient fini leurs sandwiches, qu’ils avaient plus rien, et qu’ils battaient drôlement la semelle !… que le voyage était pas fini et qu’on remontait de plus en plus !… thermomètre de plus en plus bas… et que la neige, d’abord des flocons, s’est mise à tomber d’une manière !… rafaler blizzards !… après Nuremberg, surtout !… épaisse ! de l’ouate !… plus rien à voir !… ni les rails, ni les ballasts, ni les gares… l’horizon, le ciel, de l’ouate !… on a passé Magdebourg sans rien reconnaître… notre train devait remonter doucement, éviter Berlin, contourner par les banlieues… la veine que jamais une patrouille d’en l’air, un des maraudeurs nous bite pas !… repérés on fut !… sûr ! certain ! la vieille loco qui nous tirait, giclait, pouffait… panachait ! escarbilles flambantes !… surtout à chaque rampe… on pouvait pas nous louper… on devait nous voir de la Lune ! y avait des raisons qu’ils voient rien… sûr !… les explications viennent après, quand elles intéressent plus personne… qu’elles veulent plus rien dire… donc en ce wagon si rafraîchi, plus une vitre, plein de zefs, et quels zefs ! personne pouvait plus dormir… trop froids et trop secoués !… surtout sortant du Château ! vous pensez ! les bronchites tout de suite !… ils toussaient tous !… même chauffés, personne aurait pu dormir, il ne devait plus y avoir un ressort !… la suspension « noyau de pêche »… d’aller et revenir, trépigner pour se réchauffer, tous les ministres se rentraient dedans ! cahots, pardon ! gnons !… bosses ! on les y reprendrait aux obsèques ! deux jours, deux nuits, ils pouvaient plus !… pourtant c’était encore que d’aller !… le retour qu’a été mimi ! dès l’aller on pouvait se rendre compte… Restif qu’a été ingénieux, pratique… à coups de couteau dans les tentures !… crac !… rrang !… et y en avait !… des flots de soieries, velours et cotons !… ça pendait, cascadait de partout !… ah, vraiment le wagon de super-luxe ! et que tous les ministres s’y sont mis ! crrac ! vrang ! comme Restif !… ramages, tapis, cordelières !… il s’agissait de plus avoir froid !… s’ils l’ont décarpillé le wagon !… la lutte !… tout un chacun s’est façonné une houppelande !… et du sérieux !… super-pardessus ! épais, quatre épaisseurs ! le genre manteau de cavalerie… mais vraies chouettes !… je sais ce que je cause… les nôtres de 14 étaient vraiment qu’horribles factices !… la moindre flotte ils retenaient toute l’eau, ils vous écrasaient sous leur poids ! ceux que se découpaient les ministres, taillés au couteau, quatre épaisseurs, plus les tapis Boukhara, et cintrés, étaient peut-être ridicules, mais pardon !… sérieux ! surtout pour dormir, dans les petites stations autour de Berlin… on est restés en plan, des heures… ici… là… la loco pouffante… personne est venu voir ce qu’on faisait… personne nous a rien offert… pas un Stam… pas un saucisson… ils avaient peut-être pas eux-mêmes ?… on sait jamais avec les boches !… on aurait eu le temps de demander… mais encore parler ?… maintenant ça devenait vraiment froid !… en plein contre le vent du nord… il faisait froid à Siegmaringen, mais rien à côté !… et on était que début novembre !… on est repartis cahin-caha… ça devenait très réellement très toc… des flocons alors je vous dis, de la ouate, vous voyiez même plus la plaine, ni le ciel… le train avançait très doucement… si doucement, il devait plus être sur des rails !… tout pouvait avoir dérapé… le train glissé des rails ?… ah ! tout de même, une gare !… personne là, vient nous voir non plus… on avance comme dans un mirage… une seule chose, on allait au Nord… toujours plus Nord !… Marion avait sa boussole… Hohenlynchen était Nord-Est… Marion avait aussi une carte… après Berlin on a été encore plus Est… c’est pas nous qu’allions nous plaindre !… le mécanicien nous parlait pas… on a essayé… il devait aussi avoir des ordres… bon !… qu’il les garde ses ordres !… nous vrrac ! craccs !… encore une housse ! et une autre ! c’est à qui qui déchirerait le plus !… puisqu’il faisait de plus en plus froid ! un trou vrrrac ! en haut de la housse… vous voilà une quadruple pèlerine ! aussi déchirer, réchauffe bien… crrac !… et encore ! les brise-bise !… si y en avait ! ah ! le Shah !… ornementeries Wilhelminiennes !… ah ! turqueries ! bazar arabe !… un autre Boukhara ! merde, la revanche ! puisque personne veut nous parler ! « saloperies boches ! bourreaux !… vampires ! affameurs ! cons ! » voilà ce qui se crie, s’hurle ! toute la Délégation d’obsèques absolument unanime ! puisqu’ils veulent rien nous expliquer !… on leur en foutra du Guillaume ! I ! III ! IV ! où qu’ils nous mènent d’abord ? et d’un ! au Pôle Nord ?… en Russie ?… pas à Hohenlynchen du tout ! de tout, ces salauds sont capables !… traîtres aux moelles !… en leur lacérant tout, on l’hurle ! « boches ! saxons ! cochons ! » arrachant tout, on s’est mis tout ! on s’est formidablement recouverts ! ah ! les capitons ! à nous, capitons ! ils nous foutent rien à bouffer, ils le font exprès ! les cahots aussi, exprès !… au moins que tout le wagon y passe ! toutes leurs fanfreluches !

Quand voilà que Restif découvre un trésor !… un filon !… une planque !… il fouine partout !… il fourrage !… il sort de dessous le grand sofa une ! deux ! vingt coupes de mousseline violet !… violet-parme ! ça devait être sûrement pour suspendre après les ornements-chimères ?… guirlandes !… tout à travers le wagon… grand falbala !… je pense tout d’un coup, je réfléchis… ce violet-parme ?… il me dit quelque chose !… un « revenez-y ! »… oh ! j’y suis !… ça y est !… j’en sais un petit bout sur l’Allemagne !… hélas !… plus que je ne voudrais !… cette mousseline parme… pardi !… Diepholz, Hanovre… Diepholz, la Volkschule !… 1906 ! on m’y avait mis apprendre le boche !… que ça me serait utile dans le commerce !… Salut ! ah ! Diepholz, Hanovre !… vous parlez de souvenirs !… méchants qu’ils étaient acharnés, déjà !… peut-être pires qu’en 44 !… les torgnioles qu’ils m’ont foutues à Diepholz, Hanovre ! 1906 !… Sedantag ! Kaisertag ! les mêmes sauvages qu’en 14 !… les mêmes que j’ai affrontés à Pœlkappelle-Flandres ! à propos Madeleine y était pas ! Kappelle-Flandres ! ni Vermersh ! ni de Gaulle lui-même, pour affronter les boches vraiment, faut vraiment des hommes ! ni Malraux, l’idole des jeunesses ! et ils en laissent pas lourd debout ! la preuve : moi-même !…

Que je revienne à cette mousseline !… foutre que j’en avais suspendu à toutes leurs vitrines, lampadaires, balcons du Diepholz Hanovre ! pas étonnant que je m’en souvienne ! avec les autres mômes des écoles, plein les rues, à travers les rues ! la même mousseline, violet-parme… la fête de la Kaiserine… sa couleur, le violet-parme… j’étais le seul Franzose à Diepholz Hanovre… vous pensez si ils m’en faisaient voir !… si on m’en faisait pendre des mousselines ! je pouvais me souvenir !… la Kaiserine Augusta !…

Ce trésor qu’il avait déniché ! ces kilomètres de mousseline, voilà que les Ministres en veulent tous ! Secrétaires d’État, Excellences foncent sur ces coupes violet-parme… déroulent tout, s’enrobent, s’enturbannent avec ! ils trouvent qu’ils font mieux ! plus convenables… en demi-deuil… mais pas assez de mousseline pour tous !… surtout en cinq six épaisseurs de la tête aux pieds ! seulement les Ministres !… ils sont contents de leur « modèle », la façon qu’ils se boudinent, façonnent… qu’ils se cintrent avec des cordelières… y en a plein le wagon… toutes les tentures rrrac ! vracc !… ils vont débarquer comme ça, violet-parme cintrés ?… s’ils arrivent !… un moment, notre « poussive » ralentit encore… tchutt ! tchutt ! d’un cahot l’autre… je me dis : quelque chose va survenir… on voit le ballast, on voit les rails… on doit approcher de quelque part… on est en Russie ?… je pose la question… demi pour rire ! ça se pourrait bien !… en Russie ou à l’Armée Rouge ! ils nous livrent peut-être ? avec les boches tout est possible, faut les connaître ! tout le wagon hurle, prêt pour les Russes ! tovaritch ! tovaritch ! « ils seront pas pires que les Allemands ! » l’avis unanime !… l’alliance franco-russe ?… et alors ?… et comment ! pourquoi pas ?… tout de suite ! surtout boudinés violet-parme !… si ils vont être bluffés les Russes !… avec eux, on bouffera peut-être ?… ça mange les Russes !… ça mange même énormément !… y a des renseignés dans le wagon !… bortch, choux rouges, etc. ! lard salé ! ils savent ce qu’on va s’envoyer ! moi je veux bien !… du coup je les affranchis aussi, la Délégation, que c’est moi l’auteur du premier roman communiste qu’a jamais été écrit… qu’ils en écriront jamais d’autres ! jamais !… qu’ils ont pas la tripe !… qu’il faudra bien leur annoncer aux Russes !… et les preuves : Aragon, sa femme, traducteurs ! qu’ils débarquent pas n’importe comment !… qu’ils leur disent bien qui ils sont !… et avec qui !… qu’il suffit pas de leur parler de bortch ! peut-être leur danser une danse triste ? avec sanglots ?… un petit « impromptu accablé » ?… ils seront pas mal en violet-parme ! j’ai des idées mais je les fais pas rire… moi, mes astuces !… bouffer qu’ils veulent !… gamelles, voilà !… c’est tout ! chinoises, turques, russes !… mais la clape ! et si on retrouve la L.V.F.?… possible !… qu’ils nous mènent à la L.V.F.? possible !… on suppute… alors on aura de la « roulante » ! canard aux navets !… mgnam ! mgnam ! mgnam !… et quantités de boules ! pardon ! que veux-tu ! possible ! possible ! ah ! que ça sera drôle !… mais brrrrt ! le train bourdonne, freine… oui !… tout à fait !… et tzimm ! vlang ! broum ! une fanfare !… un de ces orphéons !… au haut du remblai… des Russes ?… non !… des boches militaires !… l’Horst Wessel Lied ! bien des boches !… tout en haut du remblai de neige ! ils nous aubadent… c’est bien pour nous… des Fritz… des vrais Fritz !… pasdes L. V..F., ni des Russes ! c’est même pas une gare, c’est un arrêt en pleine plaine… c’est Hohenlynchen ?… on sait pas !… où est l’hôpital ?… on le voit pas, on voit rien… on voit que le remblai, la fanfare en haut, et les boches… les boches en botte ». Leur chef, un barbu, agite sa baguette… encore une fois l’Horst Wessel Lied… et encore un coup… ils doivent nous attendre nous qu’on monte… leur chef nous fait signe… qu’il faut monter ! ah c’est du mal !… surtout nous en simples bottines ! tout de même, ça y est, on se donne la main, on ascensionne… on y est !… oh, ils ont pensé à tout !… une valise pleine de butterbrot !… c’est pas long qu’on se serve !… le temps de faire ouf il reste plus rien ! tout est mangé !… ils jouent toujours leur « Horst Wessel »… on a pas de bottes, nous !… ils vont nous conduire, sans doute ? on va les suivre… mais voici un bel officier ! et qui nous salue !… de là-haut, à côté de la fanfare, du haut du remblai… il nous apporte rien à manger ?… il nous prie de nous mettre en rang… d’abord « la Justice » !… il doit venir pour le Protocole… je vous ai raconté le Protocole… la « Justice » d’abord !… la « Justice » qui représente Pétain… après la Justice, la fanfare !… et puis toute la Délégation… mais dans un ordre !… oh ! mais ils changent d’air !… maintenant c’est plus l’Horst Wessel, c’est la « Marseillaise » ! on va !… on glisse !… surtout « la Justice » !… on le remet debout « la Justice » !… vous glissez horrible, forcément !… rafales sur rafales !… le vent d’Oural en plein debout ! tout le Nord Allemagne d’ailleurs comme ça, le vent d’Oural six mois sur douze !… il faut goûter pour se rendre compte… vous comprenez toutes les retraites !… tous les désastres de Russie ! personne peut tenir ! Napoléon petit garçon, Hitler délirant fétu ! vraiment la plaine pas fréquentable ! on aurait pas nous, les Vosges, le rempart d’Argonne, on aurait aussi le même zef !… on comprend les conquérants de l’Est, leurs hordes sont folles, ivres de froid… qu’on les y laisse ! et crever ! qu’est-ce qu’on veut nous foutre ? y foutre ? je demande !… faut les représentants de l’heure actuelle, qu’ont jamais pris la Gare de l’Est, pour miraginer ce qui s’y passe !… taxis de la Marne, et patati !… qu’ils y montent !…

Je vous dis pas les noms des ministres derrière l’orphéon… le nom des autres non plus… Marion, ça va, vous connaissez… il marche en queue… c’est sa place par le Protocole, le dernier-né des ministères… neuf on est, en tout… on glisse trop, on peut vraiment plus… l’officier nous remet ensemble, bras dessus, bras dessous, qu’on se rattrape… et qu’on redémarre !… où il peut être cet hôpital ?… on le voit pas !… avec la neige, on voit plus rien !… même agrippés comme nous sommes, on glisse, on n’avance plus du tout !… c’est de la patinoire comme c’est pris… eux, la fanfare, ils peuvent y aller ! ils ont des bottes à crampons ! ils peuvent la jouer la Marseillaise ! nous c’est miracle qu’on plane pas, foute pas le camp à dame !… tous ! et qu’on se relève plus !… qu’on se casse pas tout ! vous pensez si ça proteste !… « lentement ! lentement ! langsam ! » ils entendent rien, ils hâtent plutôt ! où ils nous mènent ? ah, tout de même quelque chose dans la plaine… là-bas !… ça doit être !… sur la neige… quelque chose… loin… un drapeau !… je vois !… un immense drapeau !… ça doit être pour nous !… « flotte formidable drapeau ! »… tricolore, bleu, blanc, rouge, juste devant une sorte de hangar… c’est là qu’ils nous mènent, certain !… pas du tout à l’hôpital… l’officier nous fait signe : halte !… la musique aussi s’arrête… bon !… l’officier vient nous dire quelque chose… bon !… on l’écoute… il parle français… « j’ai la douleur de vous apprendre que M. Bichelonne est mort… il y a dix jours., à l’hôpital !… » il nous montre l’hôpital là-bas !… trop loin pour nous !… même pour le voir !… à travers cette neige !… il nous dit encore qu’on nous a attendus dix jours ! on arrive trop tard !… Bichelonne est en boîte !… sous le hangar, là ?… maintenant c’est seulement la question de lui rendre les honneurs… un de nous veut-il prendre la parole ?… personne a envie !… trop froid, trop de neige, on grelotte trop… même si emmitouflés mousselines, tapis, doubles rideaux, boudinés, capitonnés, c’est à qui claque le plus des dents ! pas question de parole ! c’est déjà un drôle de miracle qu’on soit arrivé jusqu’ici ! je comprends de mieux en mieux les Retraites… qu’ils se couchaient dans le ventre de leurs propres chevaux ! à même ! les ventres chauds ouverts !… les tripes ! pardi ! horreurs ! c’est vite dit ! nous y a pas de chevaux, y a que cet orphéon militaire ! et ils nous remettent ça !… la Marseillaise ! faut qu’on aille alors au hangar rendre les honneurs ?… c’est nous les honneurs ?… qui qui nous rendrait les honneurs nous si on se fend les crânes ? comme ça glisse !… personne !… pardi !… mais puisqu’on est là, miracle jusque-là, je voudrais au moins voir Gebhardt !… c’est lui qui l’a opéré… il est pas là, je le vois pas, il est pas venu… il a trop d’opérations, il paraît… s’il les réussit toutes pareil ! sûrement il tient pas à nous voir… personne, d’abord tient à nous voir… et pas de gamelles ! nib ! juste une couronne qu’on nous offre ! une couronne chacun, lierre et immortelles !… à force d’efforts et se rattraper, on parvient… il est là sous ce hangar ?… on dépose nos immortelles… est-ce que c’est Bichelonne ce cercueil ?… pas confiance avec les Allemands… vous savez jamais… en tout cas un beau cercueil ! il a plus de comptes à rendre à personne, Bichelonne !… nous, un petit peu, c’est pas fini !… on a drôlement à s’expliquer ! des comptes à rendre à tout le monde !… même à ceux qui m’ont tout razzié !… je parle toujours de moi !… l’Hamlet lui il l’avait facile philosopher sur des crânes !… il avait sa « securit » ! nous on l’avait pas, nom de Dieu !

L’officier du Protocole voit qu’on veut rien dire…

« Nun ! messieurs ! la cérémonie est finie ! retour, messieurs ! »

Oh ! le drapeau !… on l’oubliait !… on devait le ramener au Maréchal !… les musicants l’arrachent de la glace… avec grand mal !… on nous le passe… je vous assure qu’il pèse !… le vent s’engouffre ! on s’accroche à sept… huit… dix ! à la hampe ! il nous emporte !… aux sautes… on vogue !… nous et la clique !… heureusement le vent souffle d’Est-Ouest ! vers notre wagon !… supposant qu’il est encore là ! si la Délégation houle, tangue !… ministres et musiciens ensemble !… au drapeau ! flac ! tout titube trop ! s’affale ! s’étale !… oh, mais reprend le vent !… tous hop ! debout ! et plus le drapeau droit, vertical, non ! tout de son long maintenant ! tous à la hampe, mais en long !… on a trouvé le truc !… l’orphéon nous suit !… ils jouent toujours leur Marseillaise… on glisse encore, mais pas tellement… le tout de trouver le truc !… on dérape plus… l’officier nous suit… on arrive en haut du remblai… en haut de notre wagon… vous pensez, s’il est content qu’on rembarque ! on se fait pas prier… on les a rendus les honneurs !… mais le caser ce formidable drapeau ?… il est aussi long que le wagon ! heureusement y a plus un carreau !… il tient juste… tout le long contre le canapé… et un peu de biais… mais la locomotive maintenant ?… elle est toujours là ? comment elle va faire pour tourner ?… elle ne nous tirera plus ? elle poussera ?… je demande à un Fritz… elle nous poussera jusqu’à Berlin… Berlin-Anhalt… là, ce sera une autre machine… bon !… ce vieux cheminot me renseigne… Berlin-Anhalt !… ah, tout de même un peu de courtoisie ! ça va pas les écorcher d’être un peu aimables… donc on reprend nos places, enfin on se tasse… on y est pas encore à Berlin-Anhalt… pas Anhalt… l’officier nous salue de là-haut… très large salut ! son orphéon rejoue l’Horst Wessel… plus la Marseillaise… en somme tout s’est très bien passé… sauf la dîne !… nib pour la dîne ! oh, y a un réflexe !… « alors ? alors ? » Restif qui l’hurle à l’autre là-haut… « à bouffer ! quand même ! on la saute !… fressen ! fressen ! »… le train partait… l’autre là-haut, l’officier au sabre, faisait semblant de pas nous entendre, il continuait ses saluts ! tout le wagon alors s’y met ! « butterbrot ! butterbrot ! » lui l’autre là-haut il s’en foutait !… tout de même, il nous crie : « Vous aurez là-bas à Berlin ! »… ouiche Berlin ! ouiche ! il nous envoie crever quelque part, ce qu’on pense nous !… l’avis général !… en fait : pouff ! pouff !… la loco pousse… si on le connaît le wagon du Shah ! on s’est emmitoufle avec !… tous les rideaux y ont passé !… et les tapis ! on est beaux ! et de ces épaisseurs de mousselines !… en fait tout de même on crève de froid ! même tout de notre long, tous ensemble, tassés à même le plancher ! drôle, on secoue plus !… on avance, on dirait, glissant… on est peut-être sortis des rails ?… on glisse peut-être à même le ballast ?… le ballast gelé ?… on est partis depuis bien trois heures… on doit passer par un faubourg… enfin des décombres, des éboulis… un autre éboulis… et un autre !… c’est Berlin peut-être ?… oui !… on aurait jamais cru… tout de même, c’est écrit !… et une flèche !… Berlin ! et une autre flèche ! Anhalt… tout doucement ça y est… c’est là… glissant… une plate-forme… deux… dix plates-formes… c’est vraiment la gare immense !… trois… quatre gares d’Orsay… vous diriez… c’est une gare qui a beaucoup souffert… plus un carreau, plus une vitre… mais comme aiguillages et bifurs, pire qu’Asnières !… et comme populo les plates-formes !… surtout des femmes et des mômes ! plein !… nos deux wagons s’arrêtent juste, d’autor on est envahis !… on existe plus ! submergés sous mômes et rombières !… un flot, la façon qu’ils déversent, nous passent dessus, nous écrabouillent ! écrasent… par tous les trous il en vient ! et des porteurs ! voilà des porteurs ! qu’ils nous culbutent les caisses dessus !… je reconnais les caisses !… des caisses de conserves… ça va être pour nous ?… Croix-Rouge c’est écrit… pour nous la « Croix-Rouge » ? et des énormes gros sacs de boules… pains… Croix-Rouge aussi !… et s’il y en a !… de quoi nous bâfrer 110 ans !… il peut redémarrer le bon Dieu de dur, on va se les caler, minute ! cahots ! pas cahots ! je dis !… qu’on parte ! qu’on reparte !… diable, et les rombières et les mômes !… qu’on crève pas nous en gare d’Anhalt ! ça y est ! il siffle ! parole ! on repart ! mais pas question pour nous, les caisses !… même encore en gare les mômes ont déjà tout défoncé ! à dix… à quinze par couvercle ! des vrais mômes sauvages !… ce qu’ils se sortent des caisses ! ce qu’ils bâfrent, tout de suite ! à même !… des seaux comme ça, de marmelades ! boules et marmelades ! pas que les mômes, les rombières aussi ! des extrêmement blèches… mais goulues !… et des femmes enceintes !… ça va !… ça va !… tout ça dévore !… pas que la marmelade, des jambons !… y en a aussi !… on les voit bien, ça se passe sur nous, tous sur nous ! ils croient qu’on est quoi ? rembourrages ?… ballots de camelotes ? ils s’en foutent !… nous aussi ! on attrape ce qu’on peut… de ce qu’ils veulent plus !… les restes des caisses… si c’est encore bath !… de ces chapelets de saucisses ! ils nous laissent manger, ils en peuvent plus, ils laissent tout, ils s’abattent… ils dorment… bon !… comme ça on a deux trois heures calmes… à peu près… le train brinqueballe… mais pas trop… où il peut aller maintenant ? on verra !… mais ils se réveillent ! tout de suite ils jacassent ! et puis ça chante ! et en chœur ! combien ils sont ?… quarante ? cinquante ?… à trois voix, en chœur, et juste ! et gais !… les enfants sont de Königsberg… les femmes enceintes sont de Dantzig… j’ai encore leurs airs dans la tête… tigelig !… ding !… digeligeling ! une chanson de clochettes… pour Noël, sans doute… la chanson qu’ils doivent répéter ?… en tout cas, le voyage les amuse !… le voyage aux confitures, plus tant d’oranges et de chocolats ! de tout !… où ils abusent, où ils sont vraiment difficiles c’est qu’ils nous dépouillent nous, de tout, c’est qu’ils veulent toutes nos couvertures ! ils ont les leurs de la Croix-Rouge ! damnés moutards ! ils veulent nos oripeaux aussi ! tous nos bouts de tapis et mousselines ! qu’on a eu tant de mal ! tout ce qui nous habille !… ils nous déchirent ! il faut se défendre ! s’ils sont déprédateurs terribles ces mômes !… filles et garçons… petits macaques horribles déchireurs, bien pires que nous ! s’ils s’en prennent à nos flots de mousseline !… ils profitent de tous les cahots pour nous dépiauter !… à dix, ils s’y mettent ! et que je te tire !… et après les ministres qui ronflent !… ils les dépiautent ! surtout après le cinquième jour qu’ils sont devenus pirates affreux ! cinq jours enfermés, pas sortir ! cinq jours et cinq nuits… ils trouvent encore des bouts de wagon à disloquer ! ah ! le train du Shah !… des restes de fauteuils !… et que tout ça se bat, hurle, en même temps ! jettent tout ce qu’ils arrachent par les fenêtres ! et contre nous !… la Fraulein, leur infirmière, fait ce qu’elle peut ! vous pensez !… Ursula, son nom… elle répond même plus aux mômes… « Fraulein Ursula ! Fraulein Ursula ! » ils l’appellent pour qu’elle voie comme ils déchirent tout… bien tout !… et qu’ils sont fiers !… elle réagit plus… elle leur a donné tout ce qu’elle avait dans les caisses… le lait condensé, les seaux de marmelade… elle les a gavés, foutus mômes !… et nous avec ! plus ce qu’ils ont jeté par les fenêtres ! vous parlez ! tous la colique, forcément ! heureusement les W. -C. fonctionnent… ils ont beau être en un état ! cacas partout !… c’est encore une autre distraction, cacas partout !… la Fraulein a beau dire, les mômes vous pensez, écoutent rien !… un cirque, le wagon ! elle peut tenter « Kinder ! Kinder ! » salut ! s’ils l’ont en grippe les Kinder, leur Fraulein ! ce qu’ils veulent, qu’elle fasse arrêter le train ! et tout de suite ! aller se promener dans la campagne ! la campagne ! là, dehors ! qu’elle leur apporte d’autres confitures !… encore ! encore ! leur ouvre d’autres caisses !… ah, la bière !… ils veulent aussi boire de la bière !… comme les Ministres !… à la bouteille même !… ils trinquent avec !… glouglous !.. pensez l’effet sur les mômes ! la bière les abat… l’effet… ils ronflent avec les ministres à même le parquet du wagon… on a passé sous un tunnel… Marion me fait remarquer, je m’en étais pas aperçu !… aussi endormi que les mômes ?… et j’avais rien bu, moi !… je bois jamais rien… sauf mon bidon d’eau… mais Marion avait raison, on était passé sous le tunnel… Marion m’explique… les monts Eiffel… rien vu !… y a eu des bombes à la sortie, il paraît… rien entendu !… elles sont tombées assez loin… il paraît !… tant mieux !… on a changé de locomotive, on a manœuvré… sous le tunnel, tout ça pendant que je dormais ?… tant mieux ! tant mieux !… le sommeil knock-out !… la Fraulein gisait aussi, ronflait !… knock-out aussi !… eux les mômes, si le coup de sommeil les avait reposés fols ! plus déchaînés que tout à l’heure ! décuplés diables !… voilà qu’ils plument les Ministres !… oui ! oui ! positif ! ils s’amusent !… roupanes, cordelières, les mousselines surtout !… ils recommencent ! ils les épluchent ! ils s’en font eux-mêmes des manteaux ! des capuchons… les filles aussi !… des robes à traîne !… le carnaval dans le wagon !… les ministres se défendent un peu, comme ils peuvent, pas beaucoup, la peur c’est qu’ils se foutent par les fenêtres, des pareils mômes ! et que ça se bat !… torche !… hurle !… tout le wagon !… les femmes enceintes, elles, sont tranquilles, tout de leur long sur le parquet… raisonnables… mais dans leur état !… cahotées comme ! carambolées l’une contre l’autre !… une honte !… je les plains… tchutt ! tchutt ! tchutt ! on avance quand même… je vous fais la locomotive… ces femmes enceintes sont bien presque toutes « à terme »… enfin au moins au « huitième mois »… on sera arrivés « avant » j’espère ! j’espère !… je me vois pas beau qu’une d’elles accouche !…

Pour combien on en a encore ? sans incident ? je compte… à l’allure là, encore au moins pour deux jours… pour Ulm… mais si quelque chose saute ?… et Ulm ?… vite dit, Ulm !… si ils nous font descendre à Ulm ?… bien leur genre ! qu’on a rien à foutre dans ce train ! que pour Siegmaringen, c’est à griffe !… les hommes à griffe ! nous à griffe ! que le train est que pour les mômes et les femmes enceintes ! pas pour nous du tout !… quarante-cinq bornes, Ulm-Siegmaringen !… je nous vois mal !… surtout que ça s’est rafraîchi… pas si froid que là-haut en Prusse, mais tout de même… froid et de la neige… surtout que les pristis de mômes, sauvages, nous ont presque tout arraché !… lambeaux et mousselines et moquettes !… des épaisseurs !… même nos minces complets !… déchirés ! on est pas nus, mais à la chemise ! voilà les enfants !… la Fraulein a rien pu dire… nos tatanes minces tiendront jamais… on aurait plus de pieds !… oh ! que j’ai peur d’Ulm ! et que si la ville existe plus ? ni la gare ? possible !… rasibus ! on en a vu d’autres ! sûr, y aura encore des S.S. !… S.A. !… S-bourres ! ça repousse toujours ! ça repousse sur les pires décombres ! bourres ! bourres ! bourres ! en attendant, on roule tout doucement ! tchut ! ! tchutt ! je verrais très bien venir les gendarmes « Raus ! Raus ! »

Ah ! je me gourais pas, c’était bien là !… on y était !… on était en gare… mais dans « plus de gare » !… on s’arrête : on y est !… c’est là, un poteau… mais plus d’Ulm !… un écriteau : ULM… c’est tout !… tout des hangars crevés autour !.. tout des ferrailles distordues… des sortes de grimaces de maisons… et des géants pans de murs ci… là… en énormes déséquilibres qu’attendent que vous passiez dessous… ils sont revenus les R.A.F. !… pendant qu’on était nous là-haut !… ils ont concassé les décombres… bon !… ça va !… on va repartir ?… le chef de gare ?… la grosse casquette rouge… il vient… il regarde… il nous regarde… il pourrait dire qu’on descende… non !… tout le monde se tait… même les mômes… y a plus d’Ulm, plus de gare, mais c’est encore plus terrible… s’il arrête le train ? nous fait descendre ? non ! non… il est bon fiote… « en route ! Siegmaringen !… Constance ! » on repart… on rebrinqueballe… pas un môme s’est échappé !… la veine !… ils ont eu peur du chef de gare !… je félicite Ursula… « bon chef de gare !… » Nous Siegmaringen on en a plus que pour deux heures… elle, trois pour Constance… elle sera à minuit à Constance… elle et ses femmes et ses mômes… toujours une bonne chose, Ulm absolument rasé, ils vont pas recommencer tout de suite !… j’espère !… une petite chance qu’ils nous loupent ! Plus d’Ulm !… le monde sera seulement tranquille toutes les villes rasées ! je dis ! c’est elles qui rendent le monde furieux, qui font monter les colères, les villes ! plus de music-halls, plus de bistros, plus de cinémas, Plus de jalousies ! plus d’hystéries !… tout le monde à l’air ! le cul à la glace ! vous parlez d’une hibernation ! cette cure pour l’humanité folle !…

Enfin nous n’y sommes pas encore… notre train !… notre wagon bringuebale, hoque, retombe, comme d’un pavé l’autre ! les roues doivent être devenues carrées… la preuve en tout cas qu’on tient le rail !… on serait sur le ballast on cahoterait plus !… et puis, zut ! qu’il arrive c’est tout !… qu’il fasse ce qu’il veut !… la Fraulein me demande de venir, que je la suive… je la suis… une des femmes… qui souffre… je vais, je vois… vraiment, c’est les premières douleurs… pas une femme douillette… une femme, je vois, pas hystérique, pas à comédie… une primipare… je touche… mais sans gants !… où me laverais-je les mains ?… jamais j’ai été si humilié, misérable, « toucher » sans gants !… et en plus déjà « dilaté » !… « cinquante centimes »… une primipare… elle en a pour quatre… cinq heures… tout de suite je propose, où nous en sommes c’est le mieux, qu’elle descende à Siegmaringen, avec nous !… qu’elle accouche à Siegmaringen… j’ai tout ce qu’il faut à Siegmaringen… un dortoir entier pour les « parturientes »… elle, c’est une réfugiée de Memel… elle rejoindra ses compagnes plus tard… plus tard à Constance, une fois accouchée… oh ! Ursula est bien d’accord !… elle va être seule, nous partis… Ursula… seule avec ses mômes « quatre cents coups » ! maintenant, ils ronflent, mais à l’aube ils vont se réveiller, l’accouchement, en plus ? « oh oui ! oh oui ! que j’emmène cette femme !… » que je lui renverrai à Constance ! c’est entendu ! toute la Délégation s’en mêle ! tous les Ministres… on est d’accord !… ils sont tous d’accord !… Restif aussi !… vous me direz : vous pouviez pas voir dans la nuit !… pas très bien, j’avoue, mais assez !… grâce aux petites lampes qui nous venaient de Suisse, automatiques à roulettes, à la force des paumes !… pas de « l’éclairage-festival » !… non ! mais quand tout fout le camp, qu’il y a plus de courant, plus d’usine, c’est des lampes joliment trouvées ! toute épreuve ! bobine à la poigne ! je vous le dis, si vous y pensez pas, que vous vous trouviez un prochain jour sous des myriatonnes de décombres, expirant beuglant troglodyte… finie taupe !… « la France ! toute la France pour une allumette !… l’Aquitaine en prime ! » personne vous donnera l’allumette ! comptez pas !… ma « lampe-poigne » vous sauvera la vie !

Dans le train vous comprenez donc, pour enjamber dans les cahots, vous désemmêler de tous les corps, pas écrabouiller femmes enfants, vous auriez pas pu sans petite lampe… le train toujours avançait… oh ! tout hésitant !… tchutt ! tchutt ! mais tout de même… on serait arrivés vers minuit… on entendait pas d’avions… ça irait !… Restif était d’avis aussi !… ça irait ! Fraulein Ursula aussi… elle avait été très chouette, tout considéré… elle aurait certainement pu nous faire débarquer n’importe où, expulser… le premier abord avait été assez frais… même presque à ressort… puis, elle était devenue aimable, même très aimable… peut-être un petit gringue entre elle, Restif et Marion ?… j’avais rien vu !… grâce à la Croix-Rouge, et ses mômes, et ses femmes enceintes, qu’on avait pu tenir !… ça valait une reconnaissance ! sans les mômes et les femmes enceintes, et les caisses suédoises, amerloques, cubaines, on faisait bien tintin !… la preuve toute la Délégation ronflait, cahot pas cahot, gavés, entremêlés, sous les mômes et les femmes enceintes, réchauffés !… ils avaient plus de loques, les mômes avaient tout ! mais pardon, ce qu’ils avaient boustiffé, pinté, depuis Berlin-Anhalt !… au moins cinquante caisses ! et de tout !… et que du « très bon » ! les mômes question des costumes leur avaient tout pris !… les avaient plumés, positif !… mousselines, velours, satins, et leurs vestons et pantalons !… ils s’étaient attifés pareil !… vous parlez d’un divertissement !… l’ouragan comme dévastation, cinquante mômes en boîte ! si on était arrivés de jour, on aurait dû attendre la nuit, on pouvait pas se montrer tels quels, surtout les ministres !… mais c’était minuit, ça allait, y aurait personne à la gare… tout de même, il faudrait qu’on m’aide pour mener cette dame jusqu’à l’École d’Agriculture… j’avise Restif, il me comprend… elle est pas tout près cette école !… surtout par la neige !… cette femme, je vous ai dit, était pas douillette, mais tout de même… je lui propose que nous la portions… elle préfère marcher… c’est au moins un kilomètre de la gare à l’École… elle me donnera le bras… Restif l’autre bras… c’est à l’École d’Agriculture que sont logées mes femmes enceintes…

Le train approche de Siegmaringen… je dis à Restif : c’est pas tout !… faut les réveiller !… et puis d’abord une chose, et d’une ! ils vont se rendre utiles avant de remonter au Château !… ils vont nous aider de la gare à l’École… dans la neige avec cette femme… elle est « en travail » je lui explique… elle croit qu’elle pourra marcher, elle pourra pas !… surtout un kilomètre, au moins… faudra qu’on la porte… ils nous aideront à la porter !… ils remonteront au Château après !… bien le temps !

Le train va de plus en plus doucement… ah, on y est !… ça y est !… il fait un léger clair de lune… plus besoin de nos lampes… je reconnais la gare… le quai… maintenant il s’agit de descendre sans que les mômes se mettent à hurler ! et aussi qu’ils passent pas sous le train !… et moi, ma femme de Memel, qu’elle descende doucement… les mômes ont pas envie d’hurler, ils ronflent… qu’ils ronflent !… qu’on les réveille pas !… il fait froid maintenant sur le quai et une de ces hauteurs de neige !… il faisait presque doux, quand on est partis, y a huit jours… nous voilà sur le quai… sauf les mômes qui n’ont pas bougé… oh, mais notre drapeau !… on l’oubliait !… le drapeau pour Pétain !… flûte !… il est roulé, il est quelque part ! Restif retourne au wagon, il retrouve le drapeau !… il le sort de sous les mômes… il est pas trop déchiré… on le reroule… les Ministres là comme ça sur le quai trouvent qu’ils ont pas assez dormi… ils savent pas qu’on est arrivés !… heureusement il fait pas encore bien clair !… ils ont presque plus de pantalons… les mômes les ont comme épeluchés ! c’est pas le moment de rester là !… je dis un mot au S.A. de faction, qu’il nous laisse sortir… je dis aussi à Restif, j’y ai pensé, qu’on tiendra plus le drapeau en l’air ! mais en long ! et tous à la hampe ! horizontal !… qu’il nous fera comme ça une sorte de corde pour remonter jusqu’au Löwen… tous les Ministres à la hampe ! et même plus haut, jusqu’à l’École d’Agriculture… un bout de chemin ! on leur dit à tous… ils veulent bien… ils bâillent, ils s’étirent, ils grelottent… mais, en avant ! pas si froid qu’à Hohenlynchen, mais tout de même… pas le vent boréal comme là-haut… mais tels presque absolument dévêtus ils peuvent grelotter !… heureusement Restif conduit, il connaît le chemin… moi aussi je connais le chemin… ma parturiente a pas voulu se laisser porter… absolument pas !… on lui donne le bras, moi, Restif… elle se plaint, mais pas tellement… la Lune se couvre, des nuages… alors nos « lampes à système » !… on entend qu’elles !… les petits moulinets des paumes !… ils en ont tous… heureusement ! là on fait gentil, on fait chenille luisante sur la neige, autant de petites lampes… zzz ! zzz ! la queue leu leu !

Ah ! enfin… voilà la maison, l’École ! on s’est pas perdus !… là, mon dortoir des femmes enceintes !… bien strict dortoir ! mais pas du tout triste, pas noir comme au Fidelis, garni que de bat-flanc et de paillasses… mais tout de même elles sont mieux que dehors ou à la gare… les femmes enceintes ! elles iront quand même à la gare, j’admets ! en tout cas là quand on arrive elles sont présentes ! toutes là !… qu’elles soient toutes là, je suis étonné… elles me voient… bien étonnées aussi !… elles dormaient… tout de suite les questions !

« Qui c’est celle-là ?… d’où elle vient ?

— C’est une femme comme vous !… qui va accoucher…

— Où ? où ?… c’est une boche ?

— Elle va accoucher ici !… elle parle pas français, soyez gentilles avec elle !

— Elle va accoucher maintenant ?

— Oui… oui… elle repartira pour Constance, après !… c’est une Allemande de Memel… c’est une malheureuse… c’est une réfugiée comme vous !… »

Je les fixe, je leur dis ce qu’elles doivent faire.

« Où c’est Memel ?

— C’est là-haut ! »

Lui tenir bien les mains… doucement… lui dire tout ce qu’elles savent d’aimable, en allemand… pas ouvrir les fenêtres !… lui rabattre bien les couvertures… qu’elle attrape pas froid… elles savent… elles savent tout !… y a des « multipares » parmi… je compte… encore trois heures de « travail », au moins !… tout le temps d’aller au Löwen chercher ma trousse, mes gants surtout ! je leur laisse trois lampes « à moulinets »… si elles sont heureuses ! quelle aubaine !… elles en avaient pas ! elles me les rendront pas !… plaisanteries ! plaisanteries !… ça va !… je sors avec Restif… la Délégation m’attend… « Messieurs, je vous remercie !… » ils peuvent rentrer chez eux, je veux bien ! au Château !… ils connaissent les rues… pas compliqué en descendant… Wohlnachtstrasse… et tout de suite en bas le Danube… et encore à gauche, le pont-levis !… oh mais qu’ils lâchent pas le drapeau ! le cadeau pour le Maréchal !… le souvenir de Bichelonne !… la consigne !… bon !… bon !… ils savent !… je les retiens pas !… gaminets mollets nus poilus !… y aura de la bronchite et des grogs !… ils ont tout pour se soigner ! chez eux ! au Château ! moi c’est pas pareil le Löwen !… là, j’appréhende… je prends un petit chemin… vous pensez, je connais… j’y suis tout de suite… l’escalier… voilà !… Lili, je peux dire est courageuse, tout de même elle a été inquiète… je suis parti sans dire un mot… bien inquiète !… pas prévenue !… je lui explique… elle comprend… il fallait… bien sûr !… et elle alors ? ce qui s’est passé ?… huit jours !… dix jours !… oh ! on m’a réclamé partout !… tout le monde a demandé où j’étais… ce que j’étais devenu ?… bon !… au Fidelis… au Château !… à la Milice !… à l’Hôpital !… et encore ailleurs !… cinq… dix adresses !… SondergasseBulowstrasse… pensez, que je me doutais… je suis pas beaucoup l’homme des fugues, à laisser en plan quoi que ce soit… si je suis parti là si soudain, si vite, et si loin c’est que j’avais une sérieuse raison… je pensais voir le Gebhardt là-haut, le surprendre sur place…

Chacun a son petit secret, le mien c’était de le voir, lui demander de nous faire passer au Danemark… sûr, il pouvait !… il avait des hôpitaux là-haut, plusieurs Sanas… Jutland… Fionie… je savais… Gebhardt m’aimait pas beaucoup, mais tout de même, il aurait pu… une petite chance… notre chance !… je raconte à Lili… même pas pu le voir ! elle comprend… c’était à tenter !… je lui raconte notre expédition… de quoi rire ! on rit !… encore un espoir qui s’en va ! elle a encore beaucoup à me dire mais je peux pas rester !… j’ai Memel !… ma Memel… je lui explique Memel !… il faut que je retourne à l’École !… pas que j’arrive après l’accouchement ! une femme presque « à terme »… qui a été chahutée affreux… terrible, on peut dire !

 

 

Il faut bien vous dire, j’estimais que c’était assez !… 7… 800 pages… que je relirais le tout… et ferais « taper »… et en avant !… Brottin ou Gertrut !… l’un ou l’autre ?… la belle histoire !… au plus offrant !… la belle paire !… au moins trouillant de ce qu’on va dire !… ouste !… que je sois devenu matérialisse ?… hé !… hé !… possible !… mais pas beaucoup !… mes voleurs pillards jaloux le sont sûrement bien plus que moi !… et dans l’état où je me trouve, maladie, mutilé, âge, dèche… il me faudrait la Chase National, et un compte comme ça !… pour que je retrouve un peu de souffle… un compte comme Claudel, Thorez, Mauriac, Picasso, Maurois… comme tous les véritables artistes ! moi je serai toujours bien inférieur question forfait ou « à la pièce », à Julien Labase, manœuvre-balai… forçat de choc… et loin, du dernier rebouteux venu !… alors n’est-ce pas, toute ma belle œuvre, au plus offrant !… 800 !… 1’200pages !… zut !… et rezut ! l’épicier s’en fout !… et le charbonnier, vous parlez ! pourtant les seules personnes qui comptent, austères et souriantes et sérieuses ! tant c’est tant !… nos métronomes de l’existence !… les éditeurs ?… bien plus redoutables ! même mentalité, mais en monstres !… tous les vices en plus ! et que vous dépendez tout d’eux !… acrobates d’arnaque ! leurs filouteries sont si terribles imbriquées au poil ! si emberlifiquées parfaites que ce serait l’Asile, toutes les camisoles, que vous d’aller tenter d’y voir !… même à odorer… et de très loin !… comment ils s’y prennent !… vous ingrat, qui leur devez tout !… eux, qui vous doivent jamais rien !… eux en autos de plus en plus grosses, vous transporteraient peut-être derrière, en hardes, la langue pendante aux pavés ?… par pure bonté d’âme qu’ils daignent vous jeter un petit croûton !… vous êtes à crever à l’hospice ? soit !… le moindre de vos devoirs !… vous aurez pas un myosotis !… les orchidées pour Miss Morue !… banalités, vous me direz… sûr !… mais banalités aussi, que je les vois très bien tous les deux pendus ! et se balançant dans les brises ! de ces élans ! Brottin et Morny ! quelle gigue !… sourires bien figés et monocles ! j’entends des personnes avancées, engagées, qui sont communisses, anarchisses, cryptos, compagnons, rotarys… belles branques !… anti-patron, voilà, suffit !… on l’a devant soi ! on sait, ce qu’on cause !… Coco dialectouille, postillonne, charge les moulins !… Morny… Brottin… pardon ! existent ! ils existent !…

Je parle pas des malades… des clients… j’en parle plus !… belle lurette que je compte plus sur eux !… ils me coûtent, c’est tout !… je serais plus médecin, je chaufferais plus… je resterais couché tout l’hiver… je peux plus compter sur personne, ni sur rien… couché, je penserais à l’imbécile façon que partout j’ai été victime… que je me suis croisé pour des prunes !… zut !… que d’autres m’ont tout carambouillé !… y compris mes manuscrits !… et qu’ils s’en portent à ravir ! tous mes bois aux Puces !… toutes les injustices, je peux dire… rien n’a manqué !… tôle, maladies, blessures, scorbut… plus la Médaille Militaire !… vous me direz : et les résistants ? un qui s’est foutu par la fenêtre !… entre 14 et 18, millions qui se sont jetés par les fenêtres ! vous en avez pas fait un plat ? rien du tout ! et Jeanne d’Arc ? dans mon lit je pourrais penser quels dons j’avais, que j’ai gaspillés ! aux cochons !… quelles cordes à mon arc !… je pouvais pas tenir !… si artiste, vous faites trop de jaloux !… s’ils vous assassinent, c’est normal ! je vois mon local, rue Girardon, les épurateurs sont montés, si ivres de patriotique fureur, qu’ils ont pas pu s’empêcher de tout m’embarquer pour la Salle, tout fourguer !… mes amis connaissances aussi, oncles, cousins, nièces, eux aux Puces !… ils m’auraient empalé en plus, c’eût été vraiment la Jouissance ! presque tout le monde m’a oublié… pas eux !… pas eux !… vos voleurs vous oublient jamais !… vos copieurs non plus !… pensez !… la vie, qu’ils vous doivent !… Tartre va pas un jour se mettre à table « Moi, plagiaire et bourrique à gages, j’avoue ! je suis son trou d’anu !… » vous pouvez vraiment pas compter !…

Encore mes rancœurs !… vous m’excuserez d’un peu de gâtisme… mais pas tellement que je vous lasse !… moi et mes trois points !… un peu de discrétion !… mon style, soi-disant original !… tous les véritables écrivains vous diront ce qu’il faut en penser !… et ce qu’en pense Brottin !… et ce qu’en pense Gertrut ! mais l’épicier ce qu’il en pense ?… voilà l’important !… voilà ce qui me fait réfléchir !… Hamlet du poireau… je réfléchis d’en haut de mon jardin… l’endroit du vraiment grand point de vue… l’endroit vraiment admirable si vous avez les « moyens »… mais si vous êtes juste l’angoissé nerveux anxieux de tout !… pour tout !… tout le temps !… pour les poireaux… les Contributions… et le reste !… alors au diable les points de vue ! vous avez pas à rêvasser !… merde, panoramas ! délinquant le fauché qui rêve !

Cependant Paris s’impose… tout Paris, en face, en bas… les boucles de la Seine… le Sacré-Cœur, très au loin… tout près, Billancourt… Suresnes, sa colline… Puteaux, entre deux… des souvenirs, Puteaux… le sentier des Bergères… d’autres souvenirs, le Mont Valérien… l’hôpital Foch… au fait, je peux un peu postuler, je me ferais très bien au Mont Valérien… je me vois parfaitement Gouverneur… de quel calme il jouit pour travailler le Gouverneur du Mont Valérien ! j’aperçois très bien son hôtel, avec ma longue-vue, cette vraiment splendide résidence, gréco-romantique… juste ce qu’il me faudrait !… cette somptuosité sévère… militaire !… à colonnes doriques… il a le soleil levant en plein !… et il nous domine, d’au moins cinquante mètres !… oh, il n’est certes pas à plaindre le Gouverneur du Mont Valérien !… nous pourrions peut-être nous entendre ? faire « l’échange » ?… j’entends parler partout « j’échange !… j’échange ! » peut-être on contestera mes titres ?… que j’ai pas Saint-Pierre et Miquelon !… d’abord, que Laval est mort !… et que Bichelonne a rien laissé, rien écrit !… qu’on ne trouve rien aux « Colonies » ! et que ma parole suffit pas !… pourtant comme je suis malade anémique, j’aurais vraiment besoin de soleil ! beaucoup !… beaucoup !… que je suis mutilé 75 p. 100 !… que j’ai des droits !… que Clemenceau l’a dit !… que ce serait que gentille Justice ! c’est tout ! que celui qui est là-haut, Gouverneur, est sûrement plus jeune que moi !… que moi je monte un peu chez lui… dans son temple grec, je serais enfin au calme… je pourrais travailler tranquille, plus de route, plus d’autos, plus de fabriques… le petit bois autour… une petite prison à ma botte, pour les emmerdeurs… celle où s’est suicidé Henry… les discussions durent toujours s’il s’est vraiment suicidé ?… si on l’a pas un peu aidé ?… je vous le dis : le Mont Valérien n’a pas livré tous ses secrets ! vous le voyez, rien qu’à la jumelle : énigmatique au possible !… oh ! vous m’y verriez pas oisif !… au Mont Valérien !… je te les ferais parler ses cellules !… tandis qu’ici, hélas ! hélas !… on ne me laisse pas le temps des réflexions !… tarabusté, suis !… me demander ce qui m’irait le mieux ?… Gouverneur du Mont Valérien ? ou Gouverneur de Saint-Pierre ? vous pensez !… méditations ?… on va m’en foutre !… surtout depuis quelques jours… vraiment houspillé depuis quelques jours… oh, rien de bien grave !… mais enfin… des pressentiments… même plus que des pressentiments, le facteur m’a dit !… et aussi un môme… Mme Niçois serait rentrée !… oui !… chez elle !… je croyais pas beaucoup… place ex-Faidherbe… qu’elle serait rentrée de l’hôpital… tout à fait bien !… tout à fait guérie !… bon !… tant mieux !… j’avais peine à croire, mais tant mieux ! certes, elle aurait pu me faire signe !… peut-être elle voulait plus me voir ? qu’elle avait appelé un confrère ?… diantre, qu’elle aurait eu bien raison !… bien raison !… je dirai pas : bon débarras ! mais tout de même ça m’arrangerait bien ! à un certain âge, surtout après certaines épreuves, vous désirez plus qu’une chose : qu’on vous foute la paix !… mieux même : qu’on vous tienne pour mort ! en une certaine enquête récente, « ce que pensent les Jeunes », ils croyaient tous que j’étais mort !… mort au Grœnland ! c’était pas mal !… en tout cas une chose, question de là, Mme Niçois, je me voyais pas refaire le trafic, place ex-Faidherbe, le quai, la grimpette chez moi ! deux fois par jour !

Au lieu de m’enfiévrer, de m’imaginer Gouverneur du Mont Valérien… ou là-bas, de Saint-Pierre-Langlade… ça serait un peu plus sérieux que je demande vraiment au facteur si Mme Niçois était vraiment rentrée chez elle ?… lui il saurait immédiatement, il avait qu’à monter, frapper… elle y était… ou y était pas !… toujours j’allais être encore seul.. Lili devait aller à Paris… elle me laissait jamais longtemps seul… il fallait, évidemment !… les commissions… ceci… cela… pour les élèves !… surtout les élèves !… ce qu’elles peuvent user les élèves !… à pas croire !… les chaussons !… donc Lili s’en va !… je reste avec les chiens… je peux pas dire que je suis vraiment seul… les chiens me préviennent… ils me préviendront du facteur, encore à quatre kilomètres ! de Lili, encore à la gare… ils savent quand elle descend du train… jamais d’erreur ! j’ai toujours cherché à savoir comment ils savaient ? ils savent, c’est tout !… nous on se tape la tête dans les murs, on est idiots mathématiques… Einstein saurait pas non plus si Lili arrive… Newton non plus… Pascal non plus… tous sourds aveugles bornés sacs… le Flûte sait aussi ! mon chat Flûte… il ira au-devant de Lili, il prendra la route… comme ça, averti… quand il bougera, je ferai attention… pour le moment, rien !… d’abord ses oreilles !… je saurai bien à temps !… un kilomètre de la gare, au moins !… tout est par ondes… les chiens aussi ont des ondes… mais moins subtiles que celles de Flûte… encore plus subtiles que celles de Flûte, celles des oiseaux !… eux alors à quinze kilomètres ils repèrent, ils savent ! les rois des ondes, les oiseaux !… les mésanges surtout !… quand je les verrai s’envoler… quand Flûte se mettra en route… Lili sera presque à Bellevue !… j’attacherai les chiens… parce qu’eux ce qu’est terrible, c’est de les laisser former meute !… alors, vos oreilles ! vous les entendez à Grenelle !… mais c’est pas encore !… je peux encore un peu réfléchir… c’est là que vous vous voyez vieillard, vous dormez jamais réellement, mais vous vivez plus vraiment, vous somnolez tout… même inquiet, vous somnolez… c’est le cas là, attendant Lili… je dois un peu plus que somnoler, j’ai pas entendu les chiens… et j’ai pas vu le chat Flûte partir… ni les oiseaux s’envoler… mais là, net, j’entends !… je sors du songe !… une voix !… une vraie voix !… c’est Lili !… je fais un effort !… oui, c’est Lili !… oh, mais pas seule !… deux autres voix !… les chats sont revenus !… ils sont là !… ron ! ron ! certes, ils ont leur intérêt !… le jour de leur rate !… vous pensez qu’ils quittent pas Lili !… la joie du retour !… miaou ! miaou ! mais j’ai entendu trois voix féminines !… j’ai pas rêvé !… j’ai plus les yeux bien fameux, mais enfin tout de même, je vois Lili au bout du jardin, je la reconnais parfaitement… ah, et une autre dame !… et Mme Niçois !… oui, elle !… les trois montent très lentement vers moi… ah les voici !…

« Tu vois, Mme Niçois va beaucoup mieux !… elle est revenue il y a deux jours !… elle veut te parler !

— Oh ! très bien ! très bien ! bonjour !… bonjour, madame Niçois !… »

Elle s’approche… je vois pas qu’elle aille tellement mieux !… elle a, je trouve, encore maigri… elle donne le bras à cette autre dame… elles sont montées jusqu’ici… je les fais asseoir sur l’autre banc… Mme Niçois y voit pas mieux qu’il y a un mois… elle regarde en l’air, par-dessus ma tête… rien !… je peux parler fort !… elle m’entend pas !… je voudrais savoir ce qu’ils lui ont fait à Versailles ?… c’est l’autre qui me répond, l’autre dame, pas gênée du tout ! ah, celle-là, on peut dire, causante ! je la connais pas, je l’ai jamais vue… d’où elle sort ?… elle me renseigne… « Nous nous sommes connues à Versailles !… aux ” cancéreux “ !… oui, Docteur ! »

Que je doute… elle me répète… elle me raconte tout de suite… elles sont devenues très amies, Mme Niçois, elle…

« Moi, n’est-ce pas, c’était pour un sein, Docteur !

— Oui ! oui, madame !…

— Ils me l’ont enlevé !… je ne crois pas que c’était utile !… du tout !… une idée à eux ! une idée !… »

Ah ! ce qu’ils étaient drôles à Versailles ! stupides ! elle en rit ! elle en pouffe, s’esclaffe !

« Si vous les aviez vus, Docteur ! hi ! hi ! »

Qu’elle en pique une crise ! si idiots, ces gens de l’Hôpital ! tordants vraiment !… qu’ils l’ont prise pour une cancéreuse ! hi ! hi ! hi !

« Croyez-vous, Docteur ! croyez-vous ! »

Ces gens de l’Hôpital ! trop rigolos ! trop rigolos ! hi ! hi !

« Oh ! vous avez raison, madame ! certainement, madame ! »

Pour Mme Niçois ils ont vu !… là très bien vu ! aucun doute, pour elle, aucun doute !… absolument cancéreuse ! même la forme !… la forme galopante !… pas pour longtemps, la pauvre femme !

« C’est bien votre avis aussi, Docteur ?

— Oh oui !… certainement, madame ! »

La voilà repartie en hi ! hi ! hi !… qu’elle me trouve tout d’un coup trop drôle ! aussi ! moi aussi !

« Docteur Haricot, je vous appelle !… vous n’avez plus du tout de clients, il paraît ! hi ! hi ! hi ! plus un client !… Mme Niçois m’a raconté ! plus du tout !… plus rien !… hi ! hi !… tout raconté !… »

En même temps elle se tape sur les cuisses !… et de ces forts coups ! pflac ! vlac ! et sur moi !… et sur sa compagne !… plac ! vlac ! tant qu’elle peut ! vraiment la vraie boute-en-train !

Je me permets…

« Quel âge avez-vous, madame ?

— Le même âge qu’elle ! soixante et douze ans dans un mois ! mais elle, vous la voyez, Docteur ! quel état !… vous vous êtes tout de même aperçu, Docteur Haricot ! hi ! hi ! hi !… tandis que moi vous pouvez voir !… tâtez ! j’ai jamais été si allante ! pour eux là-bas j’étais comme elle ! ils m’auraient enlevé les deux seins !… dites-moi Docteur Haricot ! ils voient que le cancer ! cancers partout ! des maniaques ! heureusement, je me suis défendue ! j’ai bien fait n’est-ce pas ? j’ai bien fait, Docteur Haricot ? »

Ah ! comme ils étaient drôles là-bas ! elle m’en redonne des claques ! pflac ! beng !… et à Mme Niçois aussi ! cette vieille cancéreuse ! qu’elle se réjouisse un peu ! beng !

« Appelez-moi Mme Armandine ? voulez-vous, Docteur ?

— Où demeurez-vous, madame Armandine ?

— Mais chez elle, voyons ! chez elle !… nous demeurons ensemble !… c’est grand chez elle ! vous connaissez… »

Voilà un gentil arrangement qui me promet bien de la distraction !… elles sont donc tout à fait amies…

« Le chirurgien a bien insisté : “Prenez quelqu’un avec vous… restez pas seule !… ” moi n’est-ce pas je demeurais au Vésinet… le Vésinet, que c’est loin !… tandis que de Sèvres, l’autobus, vous pensez ! je peux aller à Paris quand je veux ! elle a pas tout le temps besoin de moi ! »

La voilà reprise par sa crise… son accès d’hi ! hi ! et tortillages… et encore une claque à Mme Niçois !

Je vois bien qu’elle est un peu nerveuse… même franchement fêlée… mais tout de même encore une sorte de juvénile vigueur pour soixante-douze ans ! et cancéreuse… et même encore une coquetterie… la preuve la jupe écossaise !… plissée ! et ses cils et sourcils au bleu !… son imperméable bleu de même !… couleur de ses yeux !… yeux bleu poupée !… les pommettes faites… très roses, pastel !… voilà la personne ! la bouche en sourire de poupée… mutine, avenante… elle s’arrête juste de sourire le temps de ses petites crises de hi ! hi !… elle donne pas dans la tristesse ! elle se ramène une chouette compagne Mme Niçois, elle s’ennuiera plus ! pas que ça ait l’air de la faire parler !… non ! elle parle plus du tout !… je lui demande comment elle se trouve ? mieux ?… elle me répond pas… je veux bien qu’il y ait la fatigue, le sentier, la côte… je la regarde de plus près… sa figure… elle a un côté bien figé… l’hémi-face droite… un coin de la bouche qui se relève plus… comme Thorez… oh, mais Armandine me répond… elle sait tout… elle était le lit à côté ! elle a vu… on a soigné Mme Niçois pas seulement pour son cancer… hi ! hi ! hi !… elle était là !… elle le sait !… hi ! hi !… elle a en plus eu un accès, là-bas ! bel et bien !… tout un côté paralysé !… oui ! hi ! hi !… voilà la raison qu’elle parle plus !… une attaque !… oh ! Armandine parle bien pour deux !… je crois pas que Mme Niçois l’écoute…

« Vous comprenez, elle fait sous elle !… hi ! hi ! hi ! »

Elle me rassure… elle la tiendra propre !

« Puisque nous demeurons ensemble ! oh ! la propreté avant tout !… j’ai l’habitude des gens âgés !… Docteur, vous pouvez être tranquille…

— Bon !… bon !… tant mieux ! mais les pansements ?

— Vous viendrez lui refaire tous les jours !… le chirurgien a bien insisté ! et badigeonnages ! il a dit que vous sauriez très bien ! »

Elle me voit un peu hésitant…

« Nous sommes montées jusqu’ici… vous pouvez bien venir nous voir, Docteur ? non ?

— Certainement, madame Armandine !

— Moi vous n’aurez pas à m’en faire !… rien !… ils n’en revenaient pas à Versailles la manière que je me suis guérie ! plus vite que les jeunes ! huit jours ! huit jours, j’étais cicatrisée ! ils en revenaient pas ! hi ! hi ! tenez d’ailleurs, vous pouvez regarder ! vous-même !… et Madame aussi peut voir ! votre femme !… elle est danseuse, il paraît ! regardez ! »

Elle se lève du banc, elle part au milieu de la pelouse… et là, elle se retrousse ! et hop !… jupe, jupons ! et elle se renverse !… à la renverse ! pont arrière ! en souplesse !… et là comme ça une jambe en l’air, toute droite, dardée !… comme la Tour Eiffel !… en fait de la pelouse au loin de chez moi c’est la Tour Eiffel juste en face… oh ! très loin bien sûr… et presque toujours dans la brume… « Bravo !… bravo ! »

On applaudit… elle attendait… la jambe en l’air… et elle se remet debout… en souplesse !… et elle se rafistole… les cils, les yeux, la beauté !… un coup de crayon aux sourcils… elle a tout dans son cartable… un miroir, sa poudre, son rouge… encore bien d’autres petites affaires sans doute… vraiment un très gros cartable !… Claudine à l’école !… qu’est-ce qu’elle a pu faire dans la vie, Mme Armandine ? je vais pas lui demander !… elle me le dira bien !

« Je descendrai vous voir demain, madame Armandine ! demain après-midi !… après ma consultation… »

J’annonce.

« Non ! non ! ce soir ! elle a besoin !… ce soir, Docteur ! hi ! hi ! hi !… Haricot. »

Je la trouve un petit peu exigeante. »

Bien ! bien !… bon !… »

C’est pas la femme à contredire…